Monnaie, Violence et Guerre
Comment financer la guerre totale ? Dans cette publication nous explorons les grandes notions du livre "Sound & Unsound Money" (Salerno) évoquées pendant le live avec Giacomo Zucco pour PlanB Network
Explorons dans cette publication les principales notions rencontrées lors de la lecture du livre “Sound and Unsound Money” de Joseph Salerno, plus particulièrement dans le chapitre 9 “War and the Money Machine: Concealing the Costs of War Beneath the Veil of Inflation”. L’examen de ce chapitre a fait l’objet d’un échange en visioconférence entre Giacomo Zucco et moi-même pour PlanB.Network. Cette émission live nous a permis d’explorer les théories du capital et du calcul monétaire ainsi que les différentes méthodes de financement des conflits à travers l’histoire. Le tout au regard des théories économiques autrichiennes.
Le chapitre 9 du livre “Sound and Unsound Money”, long d'une trentaine de pages, présente l'énorme avantage de balayer plusieurs idées importantes que nous pouvons rencontrer dans les théories économiques développées par les économistes autrichiens au long des années : l’impôt, l'emprunt, l'inflation, la structure du capital, le calcul monétaire… Afin de comprendre au mieux comment l’économie de guerre perturbe profondément la structure économique d’un pays dans son ensemble, il faut en premier lieu s’intéresser à l’organisation de la structure de production d’une économie. Il suffit d’intégrer deux notions assez simples, celles de la structure du capital et du calcul monétaire, pour comprendre ensuite de façon relativement aisée pourquoi une économie de guerre est, comme le dit Salerno, une “retrogressing economy”, une économie en régression. C'est-à-dire une économie qui, même si victorieuse, ne générera aucune nouvelle richesse.
La théorie du capital et du calcul monétaire chez les économistes autrichiens
Joseph Salerno, actuellement Academic Vice-President du Mises Institute à Auburn aux USA, s’inscrit fidèlement dans la longue tradition des économistes autrichiens dits de la “lignée classique”. C'est-à dire dans la mouvance Menger/Mises/Rothbard. Afin de bien mesurer la portée du chapitre 9 dédié aux financements de la guerre, il est primordial de rappeler l’importance que revêt la théorie du capital pour ces économistes autrichiens. Cette définition essentielle ne figure pas par ailleurs dans les autres écoles de pensée modernes, keynésianisme en tête.
Comme évoqué dans cette précédente publication, la société opère sur une structure globale du capital dont la taille et la complexité sont déterminées par les “préférences temporelles”, ou les choix de consommation intertemporelle, des individus. Ceux-ci, à la fois consommateurs et épargnants, forment la base sur laquelle la totalité du capital d’une société est calculé en fonction du choix de l’utilisation des revenus décidés par les individus. Tout simplement, une “préférence temporelle faible”, tournée vers l’avenir, se traduit par un report de la consommation présente vers le futur et un taux d'intérêt plus faible pour les entrepreneurs souhaitant emprunter des fonds auprès des établissements bancaires.
En effet, plus les individus épargnent, plus les dépôts à terme dans les banques commerciales sont nombreux. Cela permet de baisser le prix du capital, le taux d’intérêt, fournissant ainsi aux entrepreneurs un signal important que la priorité n’est pas la consommation, mais l’investissement dans les étapes de production les plus éloignées qui répondront au mieux à la consommation future. Il est essentiel ici de noter qu’une épargne importante disponible pour l’emprunt ne signifie pas une consommation en berne, mais bien une promesse de consommation future. Promesse à laquelle les entrepreneurs vont alors essayer de répondre en perfectionnant les étapes intermédiaires de la production afin d’offrir des biens de consommation futurs plus nombreux et à moindre coût. Le tout dans le but de générer des profits.
Les détours de production de Böhm-Bawerk
L’investissement dans ces étapes les plus éloignées de la consommation forment ce que l’économiste autrichien Eugen von Böhm-Bawerk appelait les détours de production (Runder Producktionsweg). Ce processus consiste à produire d'abord des biens d'équipement, aussi appelés biens capitaux ou bien intermédiaires, qui sont ensuite utilisés pour produire des biens de consommation. Cette méthode de production indirecte (Indirekte Produktion) prend plus de temps et est plus complexe, plus intensive en capital (Kapitalintensive Produktion), que la production directe, mais elle permet toujours d'augmenter la production et la productivité. Comme l'a d’ailleurs écrit Böhm-Bawerk : L'homme choisit des méthodes de production “détournées” qui nécessitent plus de temps, mais qui compensent ce retard en générant des produits plus nombreux et de meilleure qualité. L’action humaine est toujours tournée vers le futur et vers ce que Mises appelait “l’état de repos”, la privation de la consommation présente est toujours vue comme temporaire et transitoire vers une condition future plus satisfaisante. Au fil des années, des générations et des siècles, les investissements successifs dans la structure globale du capital permettent aux individus, les consommateurs, de bénéficier de meilleures conditions de vie.
Dans son livre “The Structure of Production”, l’économiste Mark Skousen estime que “Plus de 60 % des ressources productives disponibles, en dehors du secteur public, sont consacrées à la production de biens d'équipement, c'est-à-dire de biens futurs, par opposition aux biens de consommation, c'est-à-dire aux biens présents.” Au final, sur la totalité de la structure capitaliste d’une société, deux-tiers des facteurs rares de production (ressources, biens capitaux, travail…) ne sont pas consacrés directement à la consommation, mais au perfectionnement de la structure du capital qui servira systématiquement les intérêts des consommateurs en permettant la production de biens de consommation de meilleure qualité, en plus grande quantité et au meilleur prix.
Nous comprenons enfin que le capital n’est pas une notion homogène, comme le pensent naïvement les keynésiens. Ces derniers considèrent souvent le capital comme un agrégat relativement uniforme et peu subtil qui peut être mesuré et modélisé plus facilement dans leurs modèles macroéconomiques. Cette incompréhension de ce que représente le capital est d’ailleurs bien symbolisé dans l’importance qu’ils donnent au niveau global d'investissement plutôt que dans la structure détaillée du capital, pourtant seule donnée permettant de mesurer la véritable richesse d’une société.
Ce que nous apprennent les économistes autrichiens c’est, qu’au contraire, le capital est pluriel, différent et hétérogène. Le capital est un ensemble complexe et diversifié de biens de production, chacun ayant des caractéristiques uniques. Pour eux, le capital n'est pas une masse homogène qui peut être facilement redéployée ou agrégée, c’est une structure complexe qui prend du temps à se complexifier, à se perfectionner, à prendre des “détours de production” comme disait Eugène von Böhm-Bawerk.
Pour prendre l’exemple de la machine d’extraction de minerais, ce bien de production présent dans la structure du capital n’a pas l’équivalent d’un moissonneuse batteuse ni d’un porte conteneur maritime. Pourtant, tous ces biens participent à maximiser la production finale des biens de consommation.
La place de ces biens et leur agencement dans la structure du capital est permise par une figure centrale pour les économistes autrichiens, celle de l’entrepreneur. Celui-ci, acteur capable, perspicace et mieux informé que le reste des acteurs économiques, spécule sur la meilleure manière de servir le consommateur et contribue à organiser en conséquence la structure du capital. Cette action entrepreneuriale est essentielle pour comprendre comment émerge une économie, sur laquelle ensuite repose la civilisation entière.
Robinson Crusoé, le premier entrepreneur
Un exemple souvent cité par les économistes autrichiens, que nous avons également évoqué pendant le live, est celui de Robinson Crusoé. Il s’agit d’un exercice de pensée intéressant qui nous permet d’intégrer plusieurs notions clés en économie. Seul sur son île, Robinson se retrouve confronté à un enjeu assez simple : survivre. Son attention se porte tout naturellement vers son besoin le plus élémentaire et le plus pressant: se nourrir. Plusieurs choix s'offrent alors à lui : il peut s’adonner à la chasse, à la cueillette ou bien à la pêche. Il retient parmi ces options celle qui lui semble la plus judicieuse - récolter des noix de coco – et renonce simultanément aux autres.. Robinson passe la journée entière à récolter assez de noix pour se nourrir. Au fil du temps, il en vient à juger peu efficace cette méthode de subsistance. C’est alors qu’il envisage de confectionner un outil, disons une perche, afin de récolter ses noix de coco plus efficacement. Trouver cette perche, la couper, puis la tailler et l’écorcer représente un certain effort. De plus, ces tâches chronophages empiètent sur le temps qu’il consacrerait autrement à se nourrir. Il doit donc préalablement épargner du capital, des noix de coco dans le cas présent, afin de libérer le temps requis pour son entreprise. Voilà donc un sacrifice présent consenti dans l’optique d’une meilleure situation future.
Une fois la fameuse perche finalisée, Robinson est maintenant en possession d’un bien d’équipement (ou bien capital), qu’il utilisera pour augmenter sa collecte future en noix de coco. Le bien d’équipement n’est quant à lui pas consommé : il sert simplement à accroître la productivité finale de la mini structure capitaliste que Robinson vient lui-même de mettre en place. Le temps dégagé pourra désormais être consacré à la réalisation d’autres activités, la confection de nouveaux outils, qui viendront à leur tour allonger, enrichir et complexifier le capital de notre protagoniste.
L’exemple de Robinson, somme toute assez simple, prend tout sens quand on l’extrapole à une société entière et quand on y intègre une notion supplémentaire : l’échange volontaire entre les individus, principe développé dans le livre. En somme, cette “Robinsonade” facilite la compréhension de notions absolument fondamentales aux yeux des économistes autrichiens telles que : l’incertitude inhérente au futur, la subjectivité des besoins, le principe de l’action humaine, mais aussi la préférence temporelle, le coût d’opportunité, la nécessité d’une épargne préalable à tout investissement, la distinction entre biens capitaux et biens de consommation, ou encore les détours de production, la structure du capital, la division du travail, la spécialisation des compétences …
D’une certaine manière, nous sommes encore aujourd’hui redevables du capital accumulé par tous ces Robinson préhistoriques.
Le calcul monétaire vu par les économistes autrichiens
De la théorie du capital des autrichiens découle une autre notion cruciale : celle de l’échange volontaire et du calcul monétaire. Contrairement à Robinson nous ne vivons pas seul sur notre île, mais bien en société parmi d’autres individus avec lesquels nous décidons de coopérer et de nous coordonner pour qu’individuellement (et collectivement) nous puissions tous atteindre nos fins.
“Le calcul monétaire atteint sa pleine perfection dans la comptabilité des capitaux. Il établit les prix monétaires des moyens disponibles et confronte ce total aux changements apportés par l'action et par l'opération d'autres facteurs. Cette confrontation montre les changements intervenus dans l'état des affaires de l'homme agissant et l'ampleur de ces changements ; elle permet d'établir le succès et l'échec, le profit et la perte.” Mises
Pour l’individu dans le marché, le but immédiat de l'action d'acquisition et de cession d’un bien est toujours d'augmenter ou, au moins, de préserver son capital. C’est ici qu'interviennent la monnaie et le calcul monétaire. La structure du capital étant complexe, pour échanger entre eux, individus et entrepreneurs doivent pouvoir compter sur un outil leur permettant de calculer la valeur de leur capital (constitué de biens capitaux) de la façon la plus efficace possible. Cet outil est bien entendu la monnaie. Cette dernière permet d’évaluer en termes monétaires l'ensemble des biens destinés à être acquis et cédés, une “prouesse” qu’elle seule - la monnaie, servant ici uniquement à l’échange, est capable d’accomplir. La monnaie devient le point de départ du calcul économique.
Ludwig von Mises déclarait lui-même qu’exprimer la valeur du capital d’une société en équivalent monétaire n’avait aucun sens, l’expression comptable du capital ne présentant d’intérêt que dans le cadre d’une dynamique d’échange entre deux individus. Ils n’ont dès lors d’autres choix que d’exprimer la valeur des bien à échanger dans leur équivalent monétaire. La monnaie représente alors le seul moyen à leur disposition pour accorder leurs valorisations subjectives pour un même bien. Nous saisissons ainsi toute l’importance de la monnaie comme “centre névralgique” (Rothbard) de la structure globale du capital. Elle permet l’échange des biens capitaux entre les entrepreneurs, aiguille les décisions d’investissement et permet le calcul des coûts liés aux différentes étapes de la production. Nous comprenons également que la monnaie doit présenter une valeur stable afin de ne pas perturber le calcul économique. Se posent ensuite les questions, que nous n’explorerons pas ici, de la neutralité et de la rareté de la monnaie qui en découle naturellement. Entre d’autres termes, sur elle reposent les fondements de la civilisation entière.
Le vrai coût de la guerre
Forts de ces puissantes bases économiques, nous pouvons désormais aisément comprendre pourquoi les conséquences de la guerre et de l’économie de guerre qui la caractérise, s’étendent bien au-delà de celles d’une simple bataille opposant deux armées. Le contexte de guerre induit un changement radical dans la manière dont l’économie opère en bouleversant la préférence temporelle des agents économiques.
Ce qui caractérise une économie de guerre est avant tout une préférence temporelle extrêmement élevée, c'est-à-dire tournée vers le temps présent. La conduite de la guerre exige que les ressources rares précédemment allouées à la production de biens d'équipement ou de consommation soient réaffectées à la mobilisation, à l'équipement et au maintien opérationnel des forces combattantes de la nation. Comme disait Mises “La guerre ne peut être menée qu'avec des biens présents.”
L'économie va donc réagencer la structure globale du capital et la “raccourcir” pour privilégier la production immédiate de biens finis. Le capital est donc consommé en grande hâte afin de satisfaire l'effort de guerre. Travail, ressources et biens d'équipement sont redirigés vers la production de biens de consommation, au détriment des étapes les plus éloignées de la structure du capital qui elles, rappelons-le, sont orientées vers le futur et le perfectionnement de la structure de production. L’ensemble de la structure capitaliste s’en trouve bouleversée.
Dans ce même chapitre, Salerno évoque les deux autres notions importantes que sont les réallocations verticales et horizontales des biens : les biens de consommation sont consommés en priorité pour les armées (réallocation verticale) et la capacité de la société à générer des richesses futures diminue inévitablement au fil des années et à mesure que les équipements civils, industriels et agricoles s'usent et ne sont pas remplacés. Il s’agit ici d’une réallocation horizontale des ressources du secteur civil vers le secteur militaire.
“Notre pauvreté ne nous apparaîtra dans toute son ampleur qu'après la guerre. Ce n'est qu'à ce moment-là que les machines usées, les bâtiments délabrés, les terres négligées, le bétail décimé, les forêts dévastées témoigneront de la profondeur des effets de la guerre.” Joseph Schumpeter
La transition vers une économie de guerre, orientée vers le présent, conduit à ce que Salerno nomme l’“économie régressive” qui ne construit plus en vue d’une prospérité future, mais pour la destruction présente du capital. La guerre est synonyme d’opportunités perdues, de temps gaspillé et de renoncement à une utilisation des ressources dans des entreprises alternatives réellement productives. L'État jouissant d’un accès privilégié aux stocks de ressources, il réduit à néant toutes les incitations qui pouvaient pousser individus et entreprises privées à renouveler ces stocks. Cette dynamique est à l’œuvre dans l’Allemagne de 1944 où la part des entreprises productrices de biens intermédiaires est réduite de 25% par rapport à son niveau d’avant guerre. Là où la production globale des biens de consommation ne diminue “seulement” que de 15%, une baisse moins importante qui témoigne du changement de préférence temporelle au sein de l’économie.
La décumulation générale du capital est donc la conclusion logique à toute économie de guerre. Impossible ici de ne pas penser à Frédéric Bastiat, “ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas”, et à toutes les opportunités, et toutes les richesses perdues à jamais. Impossible aussi de ne pas relever l’énorme hypocrisie des économistes keynésiens pour lesquels la guerre et la destruction matérielle peuvent être génératrices de richesses dès lors qu’elles entraînent production et plein emploi.
Le financement de la guerre par l’impôt
Du point de vue de la théorie économique, un État peut tout à fait réunir les fonds nécessaires à la réalisation de ses objectifs de guerre par le biais d'augmentations d’impôts et d’emprunts auprès de sa population. Nul besoin, sur le papier, de recourir à l’inflation monétaire.
Un point critique à souligner ici est que, contrairement à l’inflation, l'augmentation des impôts n’entraîne pas une manipulation ou une distorsion des prix. Le prélèvement de l’impôt agit simplement sur la dynamique de la demande entre État et individus, tous deux s'approvisionnant sur un même marché, auprès des mêmes entreprises. Avec des impôts plus élevés, les individus vont s'abstenir d'acheter des biens car ils ont moins de pouvoir d'achat. Cette baisse de la consommation privée est compensée par un surcroît de consommation de l’État qui, fort de l’augmentation des recettes fiscales, deviendra le principal consommateur sur le marché.
L'imposition, qui correspond à une saisie des revenus disponibles d’une population, se traduit des deux manières suivantes : une réduction de la consommation de la part des individus, ou une réduction du revenu qu’ils épargnent. Ces choix reflètent un changement de préférence temporelle de la part des consommateurs : là où les premiers conservent une préférence temporelle basse, les seconds adoptent une préférence temporelle élevée. En temps de guerre, c’est généralement la deuxième option qui est la norme, car les individus sont naturellement réticents à sacrifier leur niveau de vie habituel (nourrir sa famille) pour préserver leur capacité d’épargne. Cela se traduit dans l’économie par des taux d'intérêt plus élevés à mesure que l'épargne disponible, sous forme de dépôts à terme, diminue.
Le prix du capital devenu plus rare s’apprécie. Les entrepreneurs se retrouvent alors dans l’incapacité d’emprunter. Les faillites d’entreprise se multiplient, le cours de leurs actions dégringole. L’économie et la structure du capital souffrent donc directement d’une économie de guerre financée par des hausses massives d’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu est une chose, mais l’Etat peut également opter pour un impôt sur la richesse. Dans ce second cas, c'est le capital accumulé par les individus d’une société qui est taxé et subtilisé. L’Etat ne se contente plus alors de voler le “présent” de ses citoyens en taxant les revenus, il vole désormais le “passé” en taxant directement le capital.
Salerno évoque également une alternative à l’impôt pour financer l’effort de guerre : la saisie des biens non reproductibles autres que la monnaie. Pensons ici aux animaux, aux véhicules, à la nourriture, aux vêtements… que l’Etat est susceptible de saisir à sa population. Cette technique, dans son essence assez proche de l’impôt, s’avère en revanche bien moins efficace. La preuve en est sa mise en œuvre par les bolcheviques pendant la guerre civile russe, dont le résultat fut, sans surprise, absolument catastrophique.
Enfin, en temps de guerre, la fiscalité revêt un caractère oppressif bien trop visible pour une population qui constate directement les méfaits de la guerre sur la société entière. Une guerre trop visible devient vite impopulaire et sape l'enthousiasme des civils comme l’entrain de la main-d'œuvre. Cela peut occasionner des troubles et conduire à un défaitisme dangereux pour l’État, lequel dans le contexte d’une guerre totale, est engagé dans une lutte à mort contre son rival. D’autres techniques de financement sont alors à trouver.
Le financement de la guerre par l’emprunt auprès du public
Un autre moyen de financer la guerre est le recours à l’emprunt auprès du public. Contrairement aux impôts, qui doivent être payés sur le revenu et qui contribuent à réduire à la fois la consommation et l'épargne privée (conformément aux préférences temporelles des contribuables), les emprunts publics puisent directement dans l'épargne déjà constituée et présente dans les comptes des épargnants.
“Les emprunts publics frappent l'épargne individuelle plus efficacement encore que les impôts, car ils attirent spécifiquement l'épargne plutôt que de taxer le revenu en général.” Murray Rothbard
La grande nouveauté est que, contrairement à l’impôt, l'État entre maintenant en conflit direct, en concurrence, avec les entreprises privées pour les dépôts à terme et l'épargne des citoyens. En se portant acquéreur de ce capital, qu’il peut financer plus sûrement que les entités privées (guerre oblige), l'autorité publique contribue à endommager la structure du capital de manière plus certaine qu’avec l'impôt.
Le financement de la guerre par l’inflation monétaire
Avec l’inflation le gouvernement décide de “monétiser” sa dette en vendant des titres obligataires à la banque centrale. Ne possédant par des fonds propres, la banque centrale va tout simplement imprimer de la nouvelle monnaie afin d’acheter ces titres de dette. Elle peut le faire sur le marché primaire, auprès de l’État, ou sur le marché secondaire, directement auprès des banques commerciales. De cette manière, les banquiers centraux injectent de la monnaie créée ex-nihilo dans l’économie tout en se transformant en principaux financeurs de la guerre totale.
Comme évoqué précédemment à propos des théories du capital et du calcul monétaire chers aux économistes autrichiens, la monnaie est le bien le plus précieux pour une économie. Constituant la base du calcul monétaire, elle est «l’étoile directrice» (Mises), le compas, qui guide les échanges engagés par les entrepreneurs et autres individus et qui permet de parfaire la structure capitaliste de la société toute entière. En optant pour l’inflation monétaire, l’Etat cherche avant tout à masquer les signes trop visibles de la guerre à sa population. : masquer les hausses des taux d’intérêt, masquer les faillites et le coût réel qu’engendre une hausse massive de la préférence temporelle sur l’économie.
“La vague de hausse des prix tend à générer des profits pour tous ceux qui détiennent des stocks de marchandises et à augmenter les profits existants des producteurs. L'augmentation des profits actuels induit à son tour une réévaluation par le marché des perspectives de profits futurs qui, une fois actualisés par le taux d'intérêt inchangé, se traduisent par une augmentation de la valeur des capitaux propres des entreprises de biens d'équipement. La guerre semble engendrer la prospérité en, ce qui est impossible en temps de guerre.” Heilperin
Servant uniquement à l’échange, la monnaie se doit d’être neutre et stable. Ces propriétés se trouvent totalement altérées par l’inflation monétaire. La monnaie est en effet utilisée comme une arme par l’Etat, qui la dirige directement vers les industries militaires au détriment du reste de l’économie. Le déséquilibre consécutif à une telle injection monétaire se répand graduellement dans la société sous la forme d’une hausse inégale des prix. Comme l’expliquait très justement Mises, les premiers bénéficiaires de l’argent nouvellement imprimé peuvent encore acheter les biens de consommation aux prix antérieurs du marché, c'est-à-dire avant que ceux-ci n’aient eu le temps d’augmenter en raison de l'inflation.
“Les fournisseurs de guerre ... ont donc gagné non seulement en faisant de bonnes affaires au sens ordinaire du terme, mais aussi en profitant du fait que la quantité supplémentaire d'argent leur est parvenue en premier”. Mises
L'inflation induite par la guerre, fausse donc le calcul économique en modifiant le signal prix, ce qui entraîne ensuite une mauvaise allocation des ressources. Cette situation de désordre économique n'est pas forcément évidente à identifier en temps de guerre à cause du faux boom économique créé par l’injection massive de liquidités dans l’économie. Si l'inflation peut temporairement stimuler l'activité économique, elle conduit en réalité à une consommation accélérée de capital. Au fil des années, c’est la capacité même à créer de la richesse qui est détruite, car la valeur réelle de l'épargne et des investissements ne concorde plus avec la réalité économique du marché. L’inflation transforme la monnaie en un “voile”, un “dispositif de dissimulation des coûts” comme le décrit très bien Salerno.
L’économie de guerre, la route vers le “fascisme économique”
La guerre implique donc une intervention massive du gouvernement dans l'économie, justifiée par les exigences de la guerre. Bien souvent, cependant celle-ci persiste après le conflit. L'inflation monétaire utilisée pour financer les guerres peut ainsi mener à ce que Salerno qualifie de “fascisme économique”, c'est-à-dire un contrôle total de l'État sur l'économie.
En temps de guerre, l'État s'est en effet arrogé le pouvoir de prendre toutes les décisions cruciales non seulement en matière monétaire mais également en termes de fiscalité et de production. L'économie de guerre globale devient en fin de compte une économie intégralement planifiée, une “économie fasciste”, dans sa définition première : ce ne sont plus les entreprises privées qui décident quoi produire, c’est l'État qui décide pour elles. Cette mutation en économie fasciste va fréquemment de pair avec l‘instauration d’un État tout-puissant, souvent sous la forme d’un État policier, nécessaire pour aspirer, confisquer et rediriger vers l’effort de guerre la totalité du capital et des revenus disponibles d'une société.
Les exemples historiques ne manquent pas : l’un des plus célèbres reste le tristement fameux plan Hindenburg de l’Empire allemand pendant la première guerre mondiale Celui-ci prévoyait la mise en place d’une mobilisation économique totale en optimisant les ressources limitées de l'Allemagne. L’augmentation de la production militaire s’est logiquement faite au détriment de la consommation civile et par la mise en place du rationnement pour la population. L’auteur Guenter Reiman qualifie d’“économie vampire”, un tel système qui, engagé dans une guerre permanente et totale, consomme invariablement l’intégralité du capital d’une société.
C’est bien là toute l’idée à retenir de ce riche chapitre de “Sound and Unsound Money” : une économie de guerre tournée vers la guerre totale qui n’ambitionne qu’une seule issue au combat - la totale annihilation de l’ennemi - n’a d’autre choix que de vampiriser sa propre économie et de détruire le capital de ses propres citoyens. Pour aboutir à cette fin, les autorités centrales peuvent compter sur la monnaie fiat, l’outil parfait pour à la fois dissimuler aux individus le véritable coût de la guerre tout en subtilisant l’ensemble du capital de la nation dans le but de le vouer à la destruction. En somme, La guerre est toujours un jeu à somme négative, tout le monde est perdant, y compris la nation victorieuse. Non seulement elle perd sa liberté mais elle endommage aussi sévèrement sa structure capitaliste, seule garante de sa prospérité future.