Le taux d’intérêt, le prix intertemporel du capital
Souvent manipulé, sous estimé ... le taux d'intérêt a pourtant un rôle essentiel pour la coordination intemporelle des acteurs économiques.
La préférence temporelle et l’action humaine
Il y a une notion en économie qui échappe totalement à la macroéconomie actuelle, celle du temps et de son rôle dans le choix des individus et dans la structure du processus de production d’une économie. Il s’agit ici d’un des points importants de l’axiome de l’Action humaine développé par Ludwig von Mises : les individus ont des préférences temporelles positives.
C’est à dire qu’entre la jouissance présente ou future d’un même bien (d’une valeur identique selon le point de vue subjectif de l’individu), les individus choisiront naturellement une jouissance présente de ce bien. Pourquoi ? Tout simplement parce que le futur est incertain. Entre profiter d’un bien maintenant ou dans un cinq ans, nous préférons l’avoir maintenant tout simplement parce que nous ne savons pas si, dans le pire des cas, nous serons encore vivants dans cinq ans.
Dans la même idée, les individus agissent (pour reprendre l’axiome de l’action) afin de combler leurs besoins le plus rapidement possible. Un besoin a toujours pour horizon une fin, c'est-à-dire la résolution de ce besoin. Si un besoin est toujours individuel et subjectif, la fin l’est elle aussi. L’entre deux, l’utilisation d’autres biens comme moyens pour atteindre nos fins, l’est également.
“Contraint par la préférence temporelle, l’homme n’échangera un bien actuel contre un bien futur que s’il espère ainsi augmenter sa quantité de biens futurs. Le niveau de préférence temporelle, qui est (et peut être) différent entre personnes et d’un moment à un autre, mais ne peut être autre que positif pour chacun, détermine simultanément le montant de la prime que les biens actuels pressent sur les biens futurs, ainsi que le niveau d’épargne et d’investissement.”
Hans Hermann Hoppe - Démocratie, le dieu qui a échoué
C’est ici une autre idée importante de l’Action humaine, celle de la causalité. C'est-à-dire les capacités d’un individu d’identifier des biens comme des moyens pour atteindre ses objectifs. La causalité implique donc que l’individu sache interagir avec son environnement. Comment adapter son action à celui-ci (contraintes insurmontables), ou comment adapter son environnement à son action (transformer des biens en moyens).
Quand les besoins présentent une valeur importante pour l’individu, leur résolution peut s’envisager dans un horizon de temps plus long. Plus le temps est important entre un besoin et sa résolution, plus ce besoin est valorisé. L’individu essaie aussi toujours d’atteindre son objectif le plus rapidement possible. Prenons l’exemple de l’achat d’un ordinateur.
L’ordinateur est le besoin, la fin est son acquisition. L’entre deux est la capacité de l’individu à épargner (l’argent étant le bien transformé en moyen) afin de pouvoir acheter son ordinateur le plus rapidement possible. La valeur que l’individu accorde à son besoin et à son temps influence son action : économiser plus ou moins, travailler plus ou moins. Le but étant d’accroître ses moyens (ici l’argent) pour atteindre sa fin le plus rapidement possible.
Sans rentrer dans de plus amples détails, il faut juste comprendre ici que l’individu est le “début et la fin de tout processus économique” (Menger). Toute action, toute économie et toute planification est individuelle et subjective et s’inscrit dans une temporalité dont personne ne peut s’extraire.
Le taux d’intérêt originel et le taux d’intérêt de marché
Comment les individus arrivent, à l’échelle des économies complexes dans lesquelles nous vivons, à coordonner leurs préférences temporelles ? La réponse est assez simple : par le taux d’intérêt. Il s’agit ici du seul moyen pour coordonner efficacement les trois grands flux déterminant le prix du capital. Par capital, nous entendons l’ensemble de la structure productive de la société : L'épargne, les investissements et la consommation. Dans une société, ceux-ci fluctuent organiquement en fonction des préférences temporelles des individus.
Une fluctuation constante entre ceux ayant une "haute préférence temporelle” (ayant une plus haute valorisation de la consommation présente) et ceux ayant une “préférence temporelle faible”, plus disposés à renoncer à la consommation présente, à épargner et à investir. C’est le taux d’intérêt originel, une relation au temps propre à chacun, subjective et sans cesse changeante.
Le concept d'“intérêt originel” vient de Ludwig von Mises, qu'il a défini comme le rapport entre la valeur attribuée à la satisfaction des besoins dans l'avenir immédiat et celle attribuée aux périodes futures plus lointaines. C’est la valeur moins importante qu’on accorde aux biens futurs par rapport aux biens présents et qui se manifeste dans l'économie de marché sous la forme de taux d'intérêt, ce premium qu’on accepte de payer pour pouvoir jouir d’un bien maintenant et pas demain.
“Le taux d’intérêt du marché est la somme agrégée de tous les niveaux de préférence temporelle individuels reflétant le niveau social de préférence temporelle et équilibrant l’épargne sociale (c.-à-d. l’offre de biens actuels proposés en échange de biens futurs) et l’investissement social (c.-à-d. la demande de biens actuels qu’on croit capables de donner des produits futurs)”
Hans Hermann Hoppe - Démocratie, le dieu qui a échoué
C'est également le lien naturel entre le débiteur et le créancier : Mettre le prix pour emprunter, c’est consentir à payer un taux d'intérêt sur l’emprunt, donc “payer” afin de pouvoir utiliser un capital maintenant. La préférence temporelle du débiteur est tournée vers la consommation présente, quitte à y mettre le prix, plutôt que de reporter sa consommation à plus tard. Consommer maintenant a un coût : celui de s’affranchir de l’étape de l’accumulation de capital préalable. C’est tout l’opposé pour le créancier, qui lui est récompensé par le taux d’intérêt pour le report de l'utilisation de son capital (la baisse présente de sa consommation) au profit d’une amélioration future de sa condition de vie.
“Dans une économie avec une monnaie saine, une telle manipulation du prix du capital serait impossible : dès que le taux d’intérêt est fixé artificiellement bas, la pénurie l'épargne dans les banques se reflète dans la réduction du capital disponible pour les emprunteurs, entraînant une hausse des taux d’intérêt, ce qui réduit la demande de prêts et augmente l'offre d'épargne jusqu'à ce que les deux correspondent.”
Saifedean Ammous - The Bitcoin Standard
Ces différences de valorisations temporelles rendent donc possible les échanges mutuellement profitables et la coopération entre les agents économiques. Le crédit est un marché, et comme tout autre marché, celui-ci est régi par la loi d’offres et demandes et les valorisations subjectives des acteurs économiques. Ce sont précisément ces différences d’évaluations temporelles entre les individus qui permettent l'échange. Ainsi, tout le monde gagne à échanger, sinon personne n’échangerait.
À l'échelle de la société, la totalité des préférences temporelles des individus est retranscrite dans le "taux d'intérêt naturel de marché" (qui condense l’ensemble des taux originels comme dirait Mises). Celui-ci change continuellement. Il ne prend pas en compte la "prime de risque" supplémentaire associée au projet et qui s’apprécie uniquement au cas par cas.
Ce taux d'intérêt est une information essentielle dans le processus de production et pour l'entrepreneur.
"Le taux d'intérêt joue, en tant que prix de marché ou taux social de préférence, un rôle décisif, dans toute économie moderne, quand il s'agit de coordonner le comportement des consommateurs, des épargnants et des producteurs. [...] le taux d’intérêt est le prix de marché des biens présents en fonction des biens futurs."
Jesus Huerta de Soto - l’École autrichienne
Une épargne importante signifie des taux d’intérêt (prix du capital) bas et est associée à une consommation peu importante. Les individus valorisent dans ce contexte le report de leur consommation dans le futur. Les raisons de ces choix ne sont pas importantes, elles peuvent être diverses, ce qui compte c’est le signal envoyé à la structure productive de la société.
C'est le signal pour l'entrepreneur de concentrer son attention et d’engager ses efforts dans les étapes de production les plus éloignées de la consommation. C’est par exemple la meilleure valorisation des matières premières, le perfectionnement des biens d'investissement (biens non consommés dans le processus de production et nécessaires à celui-ci, comme les machines outils). C'est investir pour que ces étapes soient plus efficaces à l'avenir.
Rappelons que le but de l’initiative entrepreneuriale est toujours de générer des profits. Ceci grâce à une compréhension fine des besoins des consommateurs et à la meilleure utilisation possible des biens d’investissement et des facteurs rares de production (temps, travail, ressources). C’est toujours minimiser les coûts par rapport aux prix finaux que le consommateur consentira à payer. Dans cette logique, les détours supplémentaires de production sont essentiels car ils permettent une meilleure utilisation du temps, du travail et des ressources qui forment les trois facteurs rares et limitatifs à toute production.
C’est par exemple accroître la production des matières premières, minimisant ainsi les prix des intrants. C’est baisser le coût marginal du travail en ajoutant des étapes automatisées supplémentaires dans le processus productif. C’est maximiser l’utilisation du temps en informatisant et simplifiant les tâches qui peuvent l’être… Ces investissements allongent et complexifient la structure globale du capital. Elles sont nécessaires au progrès technologique et à l’amélioration toujours plus importante des conditions de vie de la population dans une société.
Ces longs détours dans la production permettant les gains de productivité ne sont possibles que si l’épargne est disponible et que la consommation présente, peu importante, permet aux forces entrepreneuriales de diriger leurs efforts ailleurs.
Rappelons que l'épargne est une promesse de consommation future, producteurs et consommateurs se coordonnent ainsi naturellement. Les premiers améliore la structure productive du capital, les deuxièmes profitent des gains de productivité, de la baisse des prix associés et de la hausse simultanée du pouvoir d’achat de la monnaie.
"Le but de toute nation en matière économique, comme celui de tout individu, est d’obtenir le maximum de résultats avec le minimum d’effort. Tout le progrès économique réalisé par l’humanité a consisté à obtenir plus de rendement pour un même travail."
Henry Hazzlit - L’économie en une Leçon
D'un autre côté, une épargne peu abondante et une consommation importante font monter les taux d'intérêt. Ce qui est rare (le capital disponible) est cher.
Les entrepreneurs doivent également prendre en compte ce signal. Inutile dans ce contexte de consommation importante de s'engager dans des détours de production supplémentaires puisque la demande n'est pas là. Les profits sont au contraire à réaliser dans les étapes les plus proches de la consommation finale des biens finis. Ces étapes sont typiquement celles que nous associons aujourd’hui au secteur tertiaire, c'est-à-dire au secteur des services aux entreprises et aux particuliers. Il n’y a donc aucun intérêt entrepreneurial à s’engager dans des détours de productions plus longs, il s’agirait même d’une erreur fatale puisque l'épargne, cette promesse de consommation remise à plus tard, est elle-même inexistante.
Le taux d’intérêt, le prix réel des biens et de la monnaie, est donc un indicateur essentiel pour le marché. Il coordonne les préférences temporelles entre tous les acteurs économiques et informe l'entrepreneur sur la manière d’adapter le processus de production en fonction des préférences temporelles des consommateurs. Le taux d'intérêt peut ainsi être vu comme "un taux de préférence temporelle” ou un “taux de coordination intemporelle".
“Ce qu'il faut, en plus de la connaissance technique et des projets, c'est le capital préalablement accumulé par l'épargne. Les nations que l'on désigne aujourd'hui comme sous- développées savent ce qu'il faut faire pour améliorer leur appareil de production dépassé. Les plans de construction de toutes les machines qu'ils veulent acquérir existent déjà ou pourraient être achevés en très peu de temps. Seul le manque de capital les retient. Car épargne et accumulation du capital présupposent une structure sociale dans laquelle il est possible d'épargner et d'investir. Les rapports de production ne sont ainsi pas le résultat issu des forces productives matérielles mais sont, au contraire, la condition indispensable de leur avènement.”
Ludwig von Mises - Théorie et Histoire
Et aujourd'hui ?
Comme nous l’avons vu dans un article précédent sur les banques centrales, notre système actuel repose essentiellement sur la manipulation du prix de la monnaie et du capital.
Cette manipulation peut prendre des formes diverses, tout d’abord celle de l’augmentation arbitraire de la monnaie par les impressions monétaires et la manipulation des taux directeurs.... Si nous suivons les théories de l'économie autrichienne, le résultat de telles manipulations des prix est donc facile à prévoir : manipuler l’émission de la monnaie, par des taux artificiellement bas (ou hauts), c'est désordonner l’équilibre organique entre l'épargne et la consommation, c’est désajuster la structure du capital, brouiller les lignes dans le calcul monétaire et créer une incoordination intertemporelle sur l’ensemble du marché et de la société.
“La manipulation monétaire sous forme d’expansion de crédit produite par le système bancaire, sans l’appui d’épargne préalable, met à la disposition des entrepreneurs de nouvelles ressources financières ; ils les consacrent à l’investissement réel comme si l’épargne de la société s’était accrue, alors qu’en fait il n’y pas de raison pour que cela se soit produit. De cette manière, les processus de production se prolongent, à cause de la baisse artificielle du taux d’intérêt, qui ne pourra pas se maintenir à long terme.”
Jesus Huerta de Soto - l’École autrichienne
Prenons l’exemple des baisses des taux directeurs décidées par les banques centrales. Ceux-ci permettent aux banques commerciales l’octroi de prêts à des taux d’intérêt extrêmement bas (comme ce fut le cas pendant les années 2010 en Europe). Les entrepreneurs reçoivent ainsi le signal d’une disponibilité actuelle de capitaux importante, signe, en temps normal, d’une épargne disponible qui se transformera en de la consommation future. Cependant, ce n’est pas le cas. La consommation demeure forte. L’épargne réelle de la population, quant à elle, n’est pas réelle contrairement à ce que laissent penser les taux d’intérêt.
Les entrepreneurs s’engagent donc dans des détours de production qui ne sont pas nécessaires. Les mauvaises allocations de capitaux explosent en même temps que l’offre de la monnaie dans l’économie… S’ensuit un faux boom économique. Ce sont ici les prémices de la théorie des cycles économiques de l'école autrichienne, développée par Mises et Hayek, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain article.
Une question demeure donc : sommes-nous toujours dans un système capitaliste si le capital est manipulé par des autorités centrales ?
“La condition sine qua non de tout allongement des processus de production adoptés est l'épargne, c'est-à-dire un excédent de la production courante sur la consommation courante. Épargner est le premier pas vers l'amélioration du bien-être matériel et vers tout progrès ultérieur dans cette voie.”
Ludwig von Mises - L’Action humaine
La vraie richesse d’une société réside dans son capital épargné, pas dans la consommation de son capital. Les économistes de l’école autrichienne l’avaient bien compris, contrairement aux économistes keynésiens. De plus, les économistes autrichiens ont également révélé l’importance du temps dans l’action humaine et celle du taux d’intérêt dans la structure globale du capital et dans le développement des sociétés complexes.
C’est pour cette raison que l’essentiel d’entre eux étaient (et sont toujours) favorables au retour d’une monnaie dure dont l’émission ne peut pas être contrôlée arbitrairement par une autorité centralisée. Un retour à un étalon dur (or ou bitcoin) associé à un rétablissement d’un coefficient de caisse de 100% pour tous les dépôts bancaires (fin du système de réserve fractionnaire) et la suppression des “prêteurs de dernier ressort” que sont les banques centrales est la solution toute trouvée pour certains économistes autrichiens, Mises et Rothbard en tête.
Des solutions qui trouvent une résonance aujourd’hui dans l’ethos des bitcoiners qui défendent également un retour vers ce fonctionnement plus sain de l’économie et un retour vers une coordination naturelle, et intemporelle, des prix du capital via des taux d’intérêt non manipulés.