L’illusion du PIB
Et si le PIB, cette mesure qui règle notre vie économique depuis des décennie, n'était qu'une grande illusion qui cache au final une mauvaise utilisation du capital dans la société ?
Depuis de nombreuses années, la "croissance" de nos économies est tous les ans évaluée en PIB (Produit intérieur brut). Mais ce "PIB" est-il vraiment pertinent ? La “richesse” peut-elle vraiment être mesurée ? Si mesurable, est-il logique de la mesurer en termes monétaires ? Le PIB est-il un “taux de croissance” comme il prétend l’être ? Dans cet article je vous partage plusieurs réflexions et questionnements sur cette mesure de la richesse qui n’est rien d’autre qu’une simple illusion.
Ce que le PIB prétend mesurer ne peut pas l’être
Il s’agit ici d’une idée centrale, le PIB se veut être le principal indicateur de la mesure de la production économique annuelle réalisée à l’intérieur d'un pays. Ce pourcentage d’évolution est ensuite repris d’année en année pour mesurer la “croissance” de la production économique, et donc de la capacité d’un pays à créer de la richesse. De nos jours, les forces politiques s’attardent longuement sur ces chiffres pour se réjouir, ou non, de l’évolution de la richesse de leur contrée et de l’action économique qu’ils mettent en place à grands renforts de dettes et d’inflation monétaire.
Le problème est que l’évaluation de la valeur monétaire des biens et des services produits dans un pays sur une période de temps quelconque est impossible. Pourquoi ? Tout simplement parce que le PIB ne prend pas en compte dans ses calculs l’amélioration et la création de nouveaux biens et services, permis par la créativité et l’ingéniosité humaine, qui viennent compléter et modifier drastiquement l’économie d’un pays et la vie des individus qui composent ce pays. Pensez à une structure du capital qui s’allonge et se complexifie, c'est-à-dire à de nouvelles méthodes de production plus performantes qui permettent de produire mieux et à moindre coûts. Pensez également à de nouveaux biens (ordinateurs, smartphones…) qui sont créés et s’échangent alors que d’autres (machines à écrire, minitels…) disparaissent du paysage.
Il est impossible pour le PIB de prendre en compte toutes ces modifications dans la structure du capital et dans le changement dans les habitudes de consommation des individus. Le PIB ne calcul que la valeur monétaire de ce qui est dépensé et consommé, pas la nature même de ce qui est dépensé ou consommé. Pousser à son extrême, nous pouvons ainsi arriver à un résultat aberrant où l’économie “croît” alors que la nature même de ce qui est produit et consommé est totalement différente.
Bitcoin is Venise, le Vietnamien vs l'Américain
Allen Farrington et Sacha Meyers ont démontré les limites du calcul du PIB dans leur livre “Bitcoin is Venice”. Un des exemples qu’ils utilisent en ce sens est la différence de PIB entre le Vietnam et les USA sur des périodes de temps assez longues. Ainsi, nous arrivons à la conclusion que, selon le PIB, un vietnamien est aujourd’hui aussi riche qu’un américain des années… 1880.
“Aujourd’hui, les vietnamiens vivent dans un monde avec des smartphones et de la pénicilline, alors que dans les années 1880 les américains vivaient à l’époque des bougies et des infections bactériennes souvent mortelles. La valeur monétaire de leurs revenus pourrait être considérée comme comparable par les économistes, mais c’est parce qu’ils ne mesurent pas, et ne peuvent pas, mesurer les améliorations constantes dues à l’ingéniosité humaine.” *
Allen Farrington et Sacha Meyers, Bitcoin is Venice.
Un vietnamien est selon le PIB aussi riche qu’un américain ayant vécu durant la conquête de l’Ouest. Cependant leurs vies sont radicalement différentes. Nous pouvons même affirmer, sans broncher, qu’un vietnamien est plus riche, a un meilleur bien être économique qu'un américain des années 1880 même si le PIB nous dit que leur niveau de richesse est comparable.
Le mythe de la destruction créatrice de richesses
Dans la même suite d'idées, le PIB est aussi souvent pointé du doigt pour prendre en compte dans son calcul les activités “négatives”. Il comptabilise par exemple les dépenses liées aux accidents et destructions domestiques, industriels ou environnementaux. Une société ravagée par la guerre ou une catastrophe naturelle peut ainsi connaître une “croissance” record, ce qui est bien entendu absurde.
Mobiliser des capitaux, des ressources et des biens d’investissement dans la reconstruction de biens déjà existants ne crée pas de richesse supplémentaire, au contraire cela empêche des utilisations alternatives de ce capital dans de nouveaux investissements. Reconstruire et remplacer ce qui est détruit, est surtout synonyme d’opportunités et de créations de richesse nouvelles qui ne verront jamais le jour. Impossible ici de ne pas penser au sophisme de la vitre brisée de Frédéric Bastiat.
“La plupart des sophismes les plus fréquents que l’on trouve dans les raisonnements économiques proviennent de la propension, particulièrement marquée de nos jours, à penser à une abstraction — la collectivité, la « nation » — et à oublier ou à ignorer les individus qui la constituent et qui lui donnent un sens. Personne ne pourrait penser que les destructions dues à la guerre seraient un avantage économique si l’on pensait d’abord à tous ceux dont la propriété a été détruite.”
Henry Hazlitt, l'Économie en une leçon
A contrario, les activités “positives” comme le bénévolat, l’entraide et les activités non rémunérées (femme au foyer par exemple) ne sont pas prises en compte. Dans la logique du PIB, une société n’ayant pas à sa disposition de services gratuits, de systèmes de solidarité ou encore de personnes développant et publiant des logiciels libres pour l’ensemble de la population n’est pas plus pauvre qu’une société en possédant.
Le problème de la mesure des revenus du PIB
Un autre problème majeur du PIB est ce qui est pris en compte dans son calcul. Les revenus et la consommation moyenne de l’individu moyen et non la croissance réelle de la richesse des individus. Ainsi, avec cette approche toute particulière, le PIB ne peut pas prendre en compte les inégalités de revenu et de richesse. Prenons l’exemple d’une économie où la majorité de la population voit sa richesse stagner, il suffit dans cet exemple qu’une seule personne augmente sa propre richesse pour que le PIB global du pays augmente. Dans ces conditions, nous pouvons donc nous retrouver dans une situation ubuesque où une minorité s’enrichissant fortement, alors que la masse s’appauvrit, peut contribuer à elle seule à l’augmentation du PIB d’un pays.
Nous pouvons bien entendu penser à l’effet Cantillon, du nom de l’économiste franco-irlandais Richard Cantillon, qui a mis en avant le fait que l’essentiel de la nouvelle monnaie créée est captée par une minorité ayant un accès privilégié à la source de l’impression monétaire. Nous avons évoqué dans cet article les effets néfastes de la redirection des richesses vers une minorité. Il s’agit d’un phénomène que nous observons de manière accentuée depuis la fin de parité or/USD en 1971 et de manière encore plus importante depuis les dernières crises (crise des subprimes de 2008 et le COVID en 2020).
La “croissance du PIB” existe-t-elle vraiment ?
“Le PIB n’est pas du tout d’un “taux de croissance”. Il s’agit d’une “augmentation”. C'est une différence entre deux flux. Un taux de croissance est un rendement ; un flux sur un stock. De plus, le PIB n’est même pas le flux correct dont on aurait besoin pour calculer un rendement pertinent, car il s’agit de l’agrégation des revenus et non du profit.”
Allen Farrington et Sacha Meyers, Bitcoin is Venice.
Un des problèmes principaux du calcul du PIB est sa définition de la richesse. Comme vu plus haut, la structure du capital n’est pas prise en compte, tout comme l’épargne et le capital accumulé par les individus et les entreprises. Ce qui définit la richesse dans le calcul du PIB est avant tout l'agrégat des revenus d’une société et l’indice de la consommation de celle-ci. Le PIB tente au final de mesurer une augmentation de l’économie plutôt qu’une croissance de celle-ci.
La croissance, comme rappelé dans Bitcoin is Venice, ne peut concerner qu’un rendement, qui n’est rien de plus qu’un retour financier obtenu grâce à un investissement. Prenez par exemple un livret de placement réglementé comme le Livret A, des obligations d’état ou encore des actions. Le rendement mesure la rentabilité d’un investissement par rapport au principal engagé. Dans ce cas, nous pouvons parler de rendements, de profits, de croissance … Car le stock initial est connu et quantifié.
Le calcul de son évolution en pourcentage est donc possible et pertinent. Nous comprenons aussi que le taux de croissance ne peut concerner qu’un rendement sur un stock donné et précis. La croissance ne concerne pas la consommation et les dépenses mais bien les profits. Autrement dit, une entreprise peut augmenter ses dépenses et ses revenus sans générer de profits, ce qui est un signe de stagnation et non de croissance comme pourrait le calculer le PIB.
En agrégeant toute l’économie en une seule et même entité afin d’évaluer sa croissance, le PIB commet ici une erreur de taille. L’économie n’est pas un stock homogène, évaluer sa croissance n’a donc aucun sens.
Un autre exemple est la capitalisation boursière des grandes entreprises de l’indice américain S&P500. Si nous prenons les sept premières entreprises, les “Magnificient 7”, le résultat est sans appel. La capitalisation de NVDIA par exemple est passée de 124 milliards de dollars en janvier 2020 à 2 270 milliards aujourd’hui (mai 2024). Même chose pour META dont la capitalisation boursière est passée de 575 milliards à 1 330 milliards sur la même période.
Si la valorisation de NVDIA augmente bien de 1730%, l’entreprise ne croît pas dans les mêmes proportions. Malgré tout, cette augmentation de la capitalisation est prise en compte dans le calcul du PIB puisqu’elle booste fortement le revenu des individus possédant ces actions dans leur portefeuille. Toujours dans la logique du calcul du PIB, c’est le revenu de l’individu moyen de ce pays qui augmente ainsi.
Le PIB, une mesure de la destruction du Capital ?
Cette course à la dépense et à la consommation sans l’obligation de générer en contrepartie des profits posent plusieurs problèmes. Tout d’abord, cette vision de la création de la richesse va à l’encontre de la réalité entrepreneuriale de l’économie. C’est l’entrepreneur qui, cherchant à générer un profit, va faire son maximum pour servir les consommateurs au meilleur prix. Pour ce faire, il n’a pas d’autre choix que d’avoir l’utilisation la plus logique, économe et efficace du capital et des ressources rares.
Dans la vision autrichienne de l’économie, l’entrepreneur est celui qui acquiert, crée ou découvre l’information avant les autres et en fait le meilleur usage. Il évalue les coûts de production et les besoins des consommateurs avec, toujours, en ligne de mire le profit. Israël Kirzner disait ainsi que l’entrepreneur est en constant état d’alerte, guettant les opportunités lui permettant de maximiser, innover ou révolutionner l’utilisation des étapes de production les plus éloignées de la consommation en vue d’accroître ses profits. Dans cette logique toute autrichienne, la croissance d’une activité entrepreneuriale ne s’envisage que par le profit, qui est le seul moyen de mesurer le rendement du capital initialement investi et donc d’apprécier, ou non, la bonne utilisation qui est faite de celui-ci.
A l’opposé, l’augmentation de l’activité économique sans profits, comme peut le calculer le PIB, est profondément inadaptée et peut mener à l’exact opposé : la destruction du capital.
“Encourager les revenus sans profit, ce qui indique une demande réelle, mais une utilisation inefficace des ressources pour satisfaire cette demande. Le capital est l'une de ces ressources – peut-être la plus importante – par conséquent : Encourager la destruction ou la consommation du capital ; ou un pic de consommation à court terme au détriment de la capacité à long terme à produire ce que nous aimerions consommer. Pensez à un agriculteur qui mange des graines plutôt que de les planter. Sa consommation augmente, mais il finit par perdre sa capacité à consommer.”
Allen Farrington et Sacha Meyers, Bitcoin is Venice.
La recherche illusoire de l’augmentation du PIB coûte que coûte peut inciter les acteurs économiques et politiques à promouvoir une utilisation inefficace des facteurs rares de production (temps, travail) et des ressources naturelles, qui sont gaspillés, détruits… en quelque sorte sacrifiés sur l’autel de la “croissance annuelle du PIB”. Il s’agit ici d’une critique supplémentaire concernant l’utilisation inefficace des ressources naturelles dans une société qui mesure à tort sa “richesse et sa croissance” uniquement par le biais du PIB et sur une période de temps relativement courte (une année).
L’augmentation plutôt que la croissance, la consommation plutôt que l’investissement. Le PIB incite à une haute préférence temporelle, courtermiste, qui s’avère destructrice pour les ressources et le capital dans son entièreté. Dans le modèle capitaliste dévoyé dans lequel nous vivons, les considérations de long terme ne sont pour ainsi dire pas prises en compte.
Ce que disent les économistes de l’école autrichienne
Je vous propose de terminer cet article par la vision des économistes autrichiens sur la question du calcul de la richesse des nations en termes monétaires. Pour Ludwig von Mises, le prix monétaire n'a de sens que pour le calcul économique et les échanges entre les individus.
L'expression du capital en termes monétaire sert aux entrepreneurs à estimer le prix d’un bien fini afin d’évaluer correctement les coûts. Elle sert également aux entrepreneurs pour évaluer, entre eux, le prix comptable des biens intermédiaires en vue d’un échange. Le but de la dénomination des biens dans leur ratio d'échange en monnaie a toujours un seul et unique but : l'échange volontaire dans lequel le prix monétaire, fixé librement, sert à conjuguer et accorder les valorisations, par nature différentes, de l’acheteur et du vendeur.
“Le calcul économique en termes de prix monétaires est le calcul produisant pour d'entrepreneurs les consommateurs d'une société de marché. Il n'est d'aucune utilité pour d'autres tâches. [...] L'homme d'affaires peut convertir en monnaie sa propriété, une nation ne le peut pas.”
Ludwig von Mises, l’Action humaine
Le but de l’expression monétaire des biens ne sert donc qu’à l’échange. C’est le seul moyen d'évaluer le plus finement les biens, intermédiaires ou finis, afin d'organiser au mieux la structure du capital dont dépend l’économie dans son ensemble. Rappelons le, ce sont les prix qui déterminent les coûts.
Une autre idée avancée par Mises dans son œuvre majeure “l’Action Humaine” est que le PIB, et toute autre tentative de mesurer la richesse d’un pays, n’a aucun sens car il prétend mesurer une réalité qui n’existe pas. Un "pays" n’est pas riche ou pauvre, les individus qui y vivent sont plus ou moins riches.
“Il est possible de déterminer en termes de prix monétaires la somme des revenus ou des richesses d'un certain nombre de gens. Mais chiffrer un revenu national ou la richesse d'une nation n'a point de sens ; dès que l'on s'engage dans des considérations étrangères au raisonnement d'un homme opérant dans le cadre d'une société de marché, nous ne pouvons plus nous appuyer sur les méthodes de calcul monétaire.
Les tentatives de pour déterminer en monnaie la richesse d'une nation ou de toute l'humanité sont aussi puériles que les efforts mystiques pour résoudre les énigmes de l'univers en analysant les dimensions de la pyramide de Kheops.”
Ludwig von Mises, l’Action humaine
Pour conclure …
Parler de “taux de croissance” pour l’économie n’a donc pas de sens. Les économies ne croissent pas, elles changent. L’économie est un processus émanant d’une multitude d’individus. Elle n’est jamais figée, à l’équilibre et toujours la même… Penser que la richesse est avant tout liée à la consommation et aux dépenses ouvre également une boîte de Pandore qui s’avère destructrice pour la société toute entière : la course continuelle à la consommation et à la dépense courtermiste dans le but de grappiller des illusoires points de PIB supplémentaires tous les ans.