L'entrepreneur, force de déséquilibre ou d'équilibre ?
Entre Schumpeter et Kirzner, deux traditions économiques, deux visions du rôle de l'entrepreneur dans l'économie.
La figure de l'entrepreneur est souvent présentée dans sa conception schumpetérienne, c'est à dire comme un innovateur exogène qui vient bouleverser, détruire, l'équilibre d'un marché pour le révolutionner. Car comme disait Joseph A. Schumpeter “Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner.” Mais l’entrepreneur n’est-il pas plus que ça ?
Existe-t-il un équilibre des marchés ?
Pour les économistes autrichiens comme Friedrich Hayek l'équilibre du marché est une conception qui, de prime abord, ne peut pas exister. Cela sous entendrait que tous les agents économiques, entrepreneurs et consommateurs, agissent en pleine connaissance de l'ensemble des données composant le marché.
Chose impossible, une personne, aussi intelligente et informée soit-elle, ne peut tout savoir. Si l'information était équitablement répartie de manière complète entre tous les acteurs économiques, l'équilibre du marché sous entendrait également que tous ces acteurs réagissent de la même façon, de manière objective, peu importe les conditions locales et les préférences temporelles. Ce qui ne peut pas être le cas dans la vision autrichienne de l’action humaine.
Les individus évaluent leurs besoins de manière subjective en fonction de la rareté des biens disponibles, de leur préférence temporelle et des "humeurs et fantaisies" du moment comme dirait Cantillon. Ainsi, l’idée d’un équilibre des marchés et d’une uniformisation des choix des agents économiques est rejetée depuis l’origine par les autrichiens. Tout l’opposé de Léon Walras, contemporain de Menger, qui défendait quant à lui une idée de concurrence parfaite des marchés. Vision basée sur un équilibre émergeant des choix objectifs des agents économiques qui, véritables calculateurs et maximisateur, abordent objectivement et rationnellement, en tout temps et en toutes circonstances, les données des marchés.
Cette idée d’un équilibre est catégoriquement rejetée par Menger. C’est également le cas de Friedrich Hayek qui développe une notion équilibrante de l’économie, tout en rejetant l’idée qu’un équilibre parfait puisse exister. Action humaine oblige.
Pour lui, dans un marché libre, l'information est forcément décentralisée, imparfaite et non connue de tous au même endroit et au même moment. C'est pour cette raison précise que le système des prix, véritable système de communication, est un élément central de la vision hayékienne de l'économie. Dans cette logique le marché essaye de tendre spontanément et inconsciemment vers l'équilibre sans jamais vraiment l'atteindre. De plus, toute tentative de "direction consciente" (planificatrice) du marché est dans cette même logique également vouée à l'échec.
“Dans un système où l'information sur les faits est dispersée entre de nombreux agents, les prix peuvent jouer de telle manière qu'ils coordonnent les actions séparées d'agents différents, de la même manière que les valeurs subjectives aident un individu à coordonner les différents aspects de son projet.”
F. Hayek
L'entrepreneur, l'alien du marché ?
Dans la pensée autrichienne, l'entrepreneur est un agent économique endogène au marché qui vient servir les autres agents mieux que les autres entrepreneurs avaient pu le faire auparavant (Mises). Il profite d'une meilleure connaissance de l'information sur le moment, ce qui lui permet de saisir des opportunités et de remplir des manques et besoins par l'innovation. Loin de disrupter un supposé équilibre, l'entrepreneur vient offrir aux autres individus des nouvelles connaissances et informations les aidant à orienter, via le système des prix, plus efficacement leurs choix présents et futurs. Il vient compléter l’information, optimiser un réseau de communication déjà existant dans le marché plutôt que de le révolutionner profondément.
Pour des "néoautrichiens", comme Israel Kirzner, l'entrepreneur est quelqu'un qui, par son initiative et son action, contribue à réduire l'ignorance des autres sur les possibilités que leur offre le marché de mieux réaliser leurs aspirations par rapport à ce que leur capacité personnelle d'information et d'initiative serait susceptible de leur révéler. En somme, il est celui qui saisit une nouvelle opportunité et qui, parallèlement, fournit la connaissance de l’existence de cette opportunité aux autres agents économiques.
Parmi les nouvelles générations d’économistes autrichiens, Kirzner est une figure particulière. Il défend une vision mixte entre rejet du modèle schumpétérien et acceptation de l’idée d’équilibre dans l’économie. Une position qui l’éloigne du refus de la théorie de l’équilibre de Menger et le rapproche de la vision hayékienne d’une tendance équilibrante.
"L'entrepreneur schumpetérien agit pour perturber une situation d'équilibre existante. L'activité entrepreneuriale interrompt le flux permanent du circuit. L'entrepreneur est décrit comme celui qui provoque le changement et crée de nouvelles opportunités, si bien que chaque poussée d'innovation entrepreneuriale puisse conduire à un nouvel équilibre.
L'entrepreneur est présenté comme une force de déséquilibre plutôt que comme une force d'équilibre. (...) Au contraire, mon approche du rôle de l'entrepreneur insiste sur sa contribution à l'équilibre. (...) Bien que ce soit seulement par l'entrepreneur que les changements adviennent, je considère ces changements comme des changements tendant vers l'équilibre".
Israel Kirzner
L’entrepreneur de Kirzner n’est donc pas destructeur au sens schumpétérien du terme, il est au contraire une force motrice et équilibrante. Il n’est pas non plus un créateur d’opportunité ex nihilo, il est celui qui prévoit (foresight), agit et anticipe les changements grâce à une meilleure connaissance du marché. Dans cette idée, il est donc plus que le simple entrepreneur calculateur keynésien à la recherche d’un profit, il est celui qui diffuse des informations déjà existantes, jusqu’ici inconnues et non exploitées par l’ensemble des autres agents économiques.
Le rôle de l’entrepreneur est donc de compléter l’information. En résulte une meilleure coordination du marché et une tendance vers plus d’équilibre de celui-ci.
Selon vous, existe-t-il un équilibre des marchés ? L'entrepreneur est-il une force endogène ou exogène, destructeur d'un équilibre ou venant améliorer la capacité des autres agents économiques à prendre des décisions en leur fournissant de nouvelles connaissances inédites ?
Publication issue d’un post sur X.