Une leçon d'économie - La vitre brisée de Frédéric Bastiat
Grand lecteur de Frédéric Bastiat, Henry Hazlitt reprend dans un chapitre l'exemple célèbre de la vitre brisée, une leçon simple démontrant le manque de recul des économistes actuels.
Le livre d’Henry Hazlitt publié en 1946, l’Économie en une leçon, est peut être l’un des meilleurs livres introductifs sur l’économie. Court, simple à lire et très bien écrit (ce qu’il faut souligner étant donné le sujet traité) celui-ci part d’une leçon simple pour montrer le manque de recul et de compréhension des gouvernements interventionnistes de son temps. La leçon tient en une phrase, quoique un peu longue :
“L’art de la politique économique consiste à ne pas considérer uniquement l’aspect immédiat d’un problème ou d’un acte, mais à envisager ses effets plus lointains ; il consiste essentiellement à considérer les conséquences que cette politique peut avoir, non seulement sur un groupe d’hommes ou d’intérêts donnés, mais sur tous les groupes existants.”
“Gouverner, c’est prévoir.” L’économie politique n’échappe pas à cette règle, bien au contraire. La complexité même d’une société basée sur la division du travail et l’équilibre fragile du calcul monétaire font que toute action des pouvoirs publics peut très vite devenir contre productive. Quand l’interventionnisme économique s’attache uniquement à régler des problématiques immédiates et localisées, comme par exemple sauver le secteur automobile à coûts de subvention, il omet de prendre en compte les effets indirects d’une telle mesure sur le temps long et sur les autres secteurs de l’économie.
Grand lecteur de Bastiat, Hazlitt ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec l’oeuvre du français “Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas”. Chaque action entraîne des conséquences. Certaines sont perceptibles immédiatement, c’est ce qu’on voit. D’autres ne le sont pas, soit parce qu’elles échappent à notre compréhension des événements, soit parce que l’action première empêche à celle-ci de voir le jour. C’est ce qu’on ne voit pas… et ce qu’on ne verra jamais. La réalité dépasse donc toujours notre simple perception directe, incomplète et changeante de celle-ci.
“L’erreur est de ne considérer que les conséquences immédiates d’un acte ou d’une proposition, ou l’erreur de s’attarder qu’aux conséquences sur un groupe particulier d’intérêts ou d’humains, négligeant celles qu’auront à supporter tous les autres.”
Là est toute l’essence du sophisme de la vitre cassée de Frédéric Bastiat. La destruction d’un bien, et sa réparation consécutive, détourne des moyens qui auraient pu être mobilisés pour autre chose. En 1850, Bastiat se montre alors précurseur : c’est la valeur subjective des coûts associés à chaque décision économique qui est évoquée ici. Chaque action à un coût. Ce coût est le renoncement d’une utilisation alternative de nos moyens (temps, argent, effort) et la valeur alternative qui peut être créée par ces moyens et à laquelle nous renonçons. La destruction et la reconstruction ne sont donc pas créatrices de richesses, elles détournent des moyens et gâchent des ressources qui auraient pu être plus utiles ailleurs.
Un principe qui sera plus tard développé par les économistes autrichiens, Wieser en tête, et qu’on connaît aujourd’hui sous la notion de coût d’opportunité. Ce principe forme aussi une composante importante de l’Action humaine de Ludwig von Mises : “Mais l'homme qui agit choisit, se fixe un but et s'efforce de l'atteindre. De deux choses qu'il ne peut avoir ensemble, il choisit l'une et renonce à l'autre. L'action, donc, implique toujours à la fois prendre et rejeter.”
CHAPITRE II — LA VITRE BRISÉE
“Commençons par un exemple aussi simple que possible et prenons, à l’instar de Bastiat, celui d’une vitre brisée.
Un jeune vaurien lance une brique contre la devanture d’un boulanger. Celui-ci furieux sort de sa boutique. Mais le gamin s’est enfui. La foule s’amasse et d’abord considère avec une béate satisfaction le grand trou fait dans la fenêtre et les morceaux de vitre qui parsèment pains et gâteaux.
Après un moment, voici que naît le besoin d’un peu de réflexion philosophique. À peu près sûrement, quelques personnes dans la foule se disent entre elles, ou même disent au boulanger : « Après tout ce petit malheur a son bon côté, cela va donner du travail au vitrier. » Et, partant de là, elles commencent à réfléchir à la question. Combien peut coûter une grande glace comme celle-là aujourd’hui ? 50 dollars ? C’est une somme.
Mais après tout, s’il n’y avait jamais de carreaux cassés, que deviendraient les vitriers ? Et à partir de ce moment, la chaîne des raisonnements se déroule sans fin. Le marchand de vitres va avoir cinquante dollars de plus dans sa poche. Il les dépensera chez d’autres marchands, et ceux-ci à leur tour auront cinquante dollars à dépenser chez d’autres, et ainsi de suite à l’infini.
La vitre brisée va donc ainsi devenir une source d’argent et de travail dans des cercles sans cesse élargis. Et la conclusion logique de tout ceci devrait être — si la foule voulait bien la tirer — que le petit vaurien qui a lancé la brique, loin d’être un danger public, fut un bienfaiteur public. Mais voyons un autre aspect des choses. La foule a certainement au moins raison en ce qui concerne cette première conclusion.
Ce petit acte de vandalisme va certes tout d’abord apporter du travail à quelque vitrier. Et le vitrier ne sera pas plus triste d’apprendre cet accident que l’entrepreneur de pompes funèbres ne l’est d’apprendre un décès. Mais le boutiquier, lui, va perdre cinquante dollars qu’il avait affectés à l’achat d’un nouveau vêtement. Et puisqu’il doit faire remplacer la glace de sa vitrine, il va devoir se passer de son complet (ou de quelque autre objet dont il a besoin).
Au lieu de posséder une vitrine et cinquante dollars, il n’a plus maintenant qu’une vitrine. Ou bien il avait décidé d’acheter son vêtement cet après-midi même, et alors au lieu d’avoir une fenêtre et un vêtement, il lui faut se contenter de sa fenêtre sans son vêtement. Et si nous pensons à lui en tant qu’élément de la société, nous voyons que ladite société a perdu un nouveau vêtement qui eût pu être produit et qu’elle est appauvrie d’autant.
En résumé, le gain en travail du vitrier est tout bonnement la perte en travail du tailleur. Aucun nouveau travail n’a été créé. Les bonnes gens de la foule n’ont pensé qu’à deux éléments du problème : le boulanger et le vitrier. Ils n’ont pas eu conscience qu’un troisième y était inclus : le tailleur. Et ils l’ont oublié tout simplement parce que celui-ci n’est pas entré en scène.
Dans un jour ou deux, ils remarqueront la nouvelle vitre, mais ils ne verront jamais le beau vêtement neuf, tout simplement parce qu’il ne sera jamais fait. Ils n’aperçoivent donc seulement que ce qui est immédiatement perceptible à leurs yeux.”