La démocratie des morts
La société bâtit continuellement sur ce qu’on lui lègue. Nous héritons d’institutions, de savoirs, de cadres qui nous permettent d'avancer : c'est la Démocratie des Morts.
Il y a cette idée, répandue aujourd’hui comme une évidence, selon laquelle chaque génération devrait pouvoir réécrire les règles du jeu. Que les constitutions devraient être souples, malléables, adaptables aux modes et passions du moment. Bref, que face aux changements rapides de nos sociétés, les morts n’aient pas à dicter leur loi aux vivants. C’est une idée séduisante au premier abord. C’est aussi une idée profondément dangereuse.
Car si l’on y réfléchit de plus près, c’est plutôt l’inverse qui est vrai : ce sont aux morts d’écrire les règles des vivants. C’est de cette manière, et de cette manière seulement, que les sociétés avancent.
La société bâtit continuellement sur ce qu’on lui lègue. Nous héritons d’institutions, de savoirs, de cadres que nous n’avons pas nous-mêmes créés mais qui nous permettent malgré tout d’exister en tant que civilisation.
Chesterton et le droit de vote des ancêtres
G.K. Chesterton, dans Orthodoxy, formulait cette idée avec l’art de la formule qui le caractérise :
“La tradition, c’est donner le droit de vote à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C’est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite et arrogante oligarchie qui n’est que de passage. »
Tous les démocrates s’opposent à ce que des hommes soient disqualifiés par le hasard de leur naissance ; la tradition s’oppose à ce qu’ils le soient par le hasard de leur mort. [...] En tout cas, je ne peux séparer les notions de démocratie et de tradition ; il me semble évident qu’il s’agit de la même idée. Nous aurons les morts à nos conseils. Les Grecs anciens votaient avec des pierres ; ceux-ci voteront avec des pierres tombales.”
Derrière cet électorat des temps anciens se cachent des millions d’hommes et de femmes qui ont vécu, expérimenté, échoué, réussi, et qui nous ont transmis le fruit de cette expérience accumulée. Cette transmission prend la forme de traditions, d’institutions et de règles morales, certes quasiment systématiquement négatives (tu ne tueras point, tu ne voleras point...). Cet héritage peut paraître dur, strict, rigide. Pourtant, c’est uniquement dans ce cadre que la liberté peut s’exercer et que nous pouvons planifier nos actions. Ces règles offrent une certitude et une prévisibilité qui sont davantage un cadeau qu’un fardeau.
Les traditions sont la manière dont nos ancêtres continuent de vivre, la manière dont ils ont réussi à vaincre le temps. Aussi, reconnaître l’importance des traditions, c’est faire preuve d’humilité, c’est reconnaître que ceux qui nous ont précédés n’étaient pas des arriérés dont il faudrait se débarrasser au plus vite. L’arrogance moderne consiste à croire que nos ancêtres étaient prisonniers de préjugés et d’une vision rétrograde du monde, dont nous serions nous mêmes miraculeusement libérés. C’est oublier que nous aussi, nous sommes prisonniers de nos propres préjugés et des modes de notre temps. Il est évident que dans un siècle, nos descendants regarderont certaines de nos certitudes avec la même condescendance que celle que nous réservons à nos aïeux.
“Plus on examine ces “écoles avancées”, plus on reste convaincu qu’il n’y a qu’une chose au fond : l’ignorance se proclamant infaillible et réclamant le despotisme au nom de cette infaillibilité.” - Frédéric Bastiat
C’est toujours cette vieille maxime socratique, terriblement vraie, qui revient sans cesse quand on aborde les mouvements constructivistes et collectivistes : l’acceptation de notre propre ignorance comme étape nécessaire à la sagesse. Autrement dit, nous sommes ignorants de notre propre ignorance, et ne pas le reconnaître peut mener à des situations potentiellement dangereuses. Si cette leçon est vraie pour les traditions, elles l’est aussi pour le marché, la structure du capital et les prix.
Le danger démocratique
Par exemple, cette vidéo de Blast cache aussi un autre danger : une trop grande confiance dans le processus démocratique comme force motrice du progrès sociétal. Or, il n’en est rien. La démocratie, par sa nature même, constitue la plus grande force de décivilisation qui existe. Elle oriente de manière inexorable la préférence temporelle vers le présent.
Dans une démocratie, les dirigeants ne sont que des gestionnaires temporaires. Ils n’ont aucun intérêt à penser au-delà de la prochaine échéance électorale. Pourquoi se soucier du long terme quand on peut acheter des votes avec des promesses à court terme ? Pourquoi préserver le capital accumulé et les traditions héritées quand on peut les dilapider et les déconstruire pour satisfaire l’électorat du moment ?
Le meilleur exemple de ce danger est l’utilisation de la loi elle-même. Comme le disait Bastiat, elle qui devrait protéger la propriété privée et garantir la liberté des individus se transforme progressivement en instrument de spoliation légale. La majorité découvre qu’elle peut voter pour s’approprier les biens de la minorité. Les démagogues comprennent qu’ils peuvent accéder au pouvoir en promettant de redistribuer ce qui ne leur appartient pas.
C’est le mécanisme que Frédéric Bastiat décrivait déjà au XIXe siècle : “L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde.”
Ce danger est inhérent au régime démocratique. Il ne s’agit pas d’un accident, d’une dérive évitable par de bonnes intentions. C’est la pente naturelle du système. Polybe, il y a plus de deux mille ans, l’avait déjà identifié : la démocratie dérive inévitablement vers ce qu’il appelait l’ochlocratie, le gouvernement de la foule, c’est à dire la tyrannie de la masse. C’est le règne des passions collectives, l’effondrement de toute norme stable. Une idée qu’on retrouve chez de nombreux penseurs libéraux comme Constant, Tocqueville, Buchanan, Hayek ... qui avaient bien compris que la course vers l’égalitarisme démocratique allait se faire au prix des libertés et des droits individuels.
Le rempart constitutionnel
Face à cette dérive inévitable, que faire ? Les organes institutionnels comme le Conseil constitutionnel représentent précisément des tentatives de limiter les risques inhérents à la démocratie. Leur fonction est d’éviter de livrer la Loi aux démagogues de passage, prêts à tout promettre pour conquérir le pouvoir à chaque échéance électorale.
Ce n’est pas un système parfait. La France en est à sa quinzième constitution depuis 1789 et a révisé celle de la Ve République vingt-quatre fois en soixante-dix ans. À titre de comparaison, la Constitution américaine, rédigée en 1787, n’a été amendée que vingt-sept fois en près de deux cent quarante ans.
Mais vouloir « une constitution très souple, révisable par le peuple à chaque génération » au nom d’un idéal de souveraineté populaire absolue, c’est lâcher les rênes d’un régime dont la fin ultime est de s’autodévorer, emporté par les passions humaines.
Les cadres constitutionnels qui perdurent dans le temps constituent de ce fait des cadeaux inestimables. La Constitution américaine offre aux citoyens un brin de certitude dans un régime démocratique caractérisé par l’incertitude permanente. Cette rigidité que certains déplorent est précisément sa vertu. La rigidité constitutionnelle, c’est la liberté qui s’ancre dans la durée. C’est la promesse que certaines choses ne seront pas remises en question au gré des modes idéologiques et des politiciens de passage. C’est un point de repère à partir duquel l’individu peut planifier plus sereinement sa vie et bâtir pour les générations futures.
En bref...
La modernité a fait de la table rase une vertu. Elle a érigé la déconstruction en programme politique, elle a transformé l’héritage en fardeau dont il faudrait se libérer. Mais déconstruire, plutôt que construire, c’est non seulement perdre du temps sur le chemin du progrès, mais également annuler la somme le travail, le temps et l’énergie dépensés par ceux qui nous ont précédés. Déconstruire, c’est déciviliser, c’est faire d’un héritage un champ de ruine en pensant mieux comprendre ce que d’autres avant nous avaient déjà compris.
Les morts ont des droits. Ils ont le droit d’être entendus. Ils ont le droit de participer, à travers les institutions qu’ils nous ont transmises, aux décisions qui façonnent notre monde. Leur refuser ce droit, c’est se couper de ceux qui nous ont précédés, tout en admettant que ceux qui nous suivront pourront en faire autant avec notre propre héritage. C’est nous condamner à recommencer éternellement les mêmes erreurs, à repartir de zéro, à ignorer les solutions que nos ancêtres avaient déjà trouvées aux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui.
Bref, la démocratie des morts n’est pas l’ennemie de la liberté. Elle en est la condition.



