La "Valeur Travail", une théorie obsolète depuis 150 ans.
Des diamants d'Adam Smith aux perroquets de Böhm-Bawerk... Retour sur la définition de la valeur économique des biens.
J’ai été surpris de voir il y a quelques jours sur X des personnes reprenant sérieusement la théorie marxiste de la valeur travail afin d’expliquer les spoliations des richesses des travailleurs par le “capital” et le ridicule de la position libertarienne sur la question de l’impôt.
Cette théorie a pourtant été démontée par le marginalisme et la publication des Principes d'économie politique de Carl Menger en 1874. 150 ans plus tard, en 2024, force est de constater que des personnes se réfèrent toujours sérieusement à cette vision obsolète et datée. L’occasion donc de revenir sur cette question essentielle : Comment définir la valeur économique d’un bien ?
Les diamants d’Adam Smith
Avant la marginalisme de la fin du 19ème siècle, l’économie était depuis longtemps imprégnée de la vision classique issue de la pensée des auteurs comme David Ricardo, Adam Smith ou encore Robert Malthus. Pour les économistes classiques (et plus tard marxistes) le travail est ce qui donne à un bien une valeur intrinsèque, sa valeur d’usage disons, et sa valeur d’échange. La valeur d'un bien peut donc être objectivement déterminée par la quantité (temps et coût de production) de travail, direct et indirect, nécessaire à sa fabrication.
Le concept de la “valeur travail” est très bien illustré par le le paradoxe de l'eau et du diamant d'Adam Smith. Comment expliquer une telle différence de prix entre ces deux bien alors que l'eau est vitale, le diamant non ? La réponse est alors simple. Le diamant est plus cher que l’eau car le prix de celui-ci est dérivé de la quantité de travail nécessaire à sa recherche, son extraction et sa confection. Au contraire, l’eau est abondante, facile d’accès et relativement peu chère. La double conception de valeur d’usage et de valeur d’échange aristotélicienne est remise au goût du jour. Cette fois-ci cependant, la valeur d’un bien est directement liée à sa valeur travail.
“Il n'y a rien de plus utile que l'eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres marchandises.”
Adam Smith
Karl Marx, se basant sur les travaux de Ricardo, sera l’un des derniers à théoriser ce concept en soutenant que le travail est à l'origine de la totalité de la valeur d’un bien. Peu importe le concept d’offre et demande et la valeur subjective perçue de ce bien par un acteur économique. Ainsi pour Marx, le salaire reçu par un travailleur représente uniquement sa part nécessaire à sa propre survie. Le reste de la valeur d’un bien (la plus-value perçue lors d’une vente) est donc de la valeur travail volée et détournée au profit du capital.
Dans la même idée, c’est uniquement la plus value générée sur le travail qui forme la base des profits du capital, peu importe les “capitaux constants” (matières premières, infrastructures, moyens de production…) investis par les capitalistes dans une entreprise. Idée paradoxale qui voudrait que des petites entreprises fortement “travaillistes” soient plus efficaces que des grands groupes fortement capitalisés.
Une autre limite concernant les limites de la pensée marxiste concerne l’échange des biens dans un marché. Si la valeur d’un bien est directement liée à la somme du travail nécessaire à la fabrication de celui-ci, comment expliquer que des biens ayant demandés une somme de travail équivalente puisse présenter des prix différents sur les marchés ?
Dans la logique marxiste, les individus entrant dans des dynamiques d’échanges prennent en considération la valeur travail sous-jacente de chaque bien pour motiver leurs choix économiques. Ces informations et connaissances qui sont cependant impossibles à connaître en totalité par les acteurs économiques. Acteurs qui ne prennent jamais ces données en considération lors des échanges.
La “révolution marginale”
La valeur travail classique a longtemps été une théorie économique difficile à dépasser au 19ème siècle. Il faudra attendre plusieurs années après la publication du Capital de Marx (1867) pour ses théories soient rendues obsolètes. Ce sera chose faite dans les années 1870 avec une nouvelle théorie de la valeur.
Trois économistes européens, Stanley Jevons, Léon Walras et Carl Menger, développent au même moment des nouvelles théories liées à l’utilité marginal d’un bien ou marginalisme. Quoique différentes dans leurs approches, ces trois visions “à la marge” impressionnent par leur simultanéité mais également pour l’impact durable qu’elles vont avoir pour l’histoire économique en révolutionnant la notion de la valeur économique d’un bien. On parle alors de la “Révolution marginale”.
L'utilité marginale d'un bien signifie simplement que le bien répond à un besoin, une envie ou un désir d'un acteur économique. Une fois le besoin satisfait par ce bien, une unité supplémentaire de celui-ci ne présentera plus le même intérêt et la même valeur pour l'individu. La valeur d’un bien s’apprécie donc à la marge, en considérant la subjectivité des besoins de l’individu. Cet individu ne prend pas en compte le travail et les coûts de production nécessaires à la fabrication d’un bien, uniquement l’utilité subjective qu’il peut tirer de ce bien.
Un exemple tout simple serait de proposer à deux individus différents, l’un vivant en campagne et l’autre en appartement, d'acheter une tondeuse. Les besoins étant différents, les deux individus n’accordent pas la même valeur à la tondeuse. Peu importe le prix, la valeur utile objective de la tondeuse, la valeur travail sous-jacente à sa fabrication…
De plus, un acteur ayant fait l’acquisition d’une tondeuse pour tondre sa pelouse n’accordera pas la même valeur à une unité supplémentaire de ce même bien. Une seconde tondeuse lui serait inutile.
Le subjectivisme dynamique de Menger
Pour Carl Menger, les choix individuels ne sont pas basés sur des données objectives, calculables et formalisables mais sur des considérations dynamiques et subjectives. Sa vision du marginalisme peut être vue comme plus globale. Elle dépasse le simple subjectivisme des autres marginalistes comme Walras1 pour prendre en compte des facteurs déterminants comme le temps et l’idée naissante de coût d’opportunité. Le subjectivisme dynamique de Menger est également important puisque cette notion tempère l’idée que les choix de l’individu sont fixes et déterminés par le passé ou le présent. Ils sont au contraire changeants et dynamiques.
La perception de la vie économique que propose Menger part donc avant tout de l’individu confronté à son environnement immédiat. La notion de “la double relation de l’individu à soi-même et à son environnement” est alors essentielle pour comprendre que le marginalisme mengerien.
Celui-ci prend en considération le rapport subjectif de l’individu dans son rapport aux biens mais aussi par rapport à lui-même. La préférence temporelle, la situation du moment, la singularité géographique… sont autant de paramètres pouvant être appréciés et connus seulement par l’individu. La valeur intrinsèque d’un bien ne peut donc pas exister, elle découle inévitablement du rapport subjectif de l’individu avec ce bien. Difficile donc de concilier l’approche de Carl Menger avec l’approche classique.
“La perception économique de Menger part de l'individu confronté aux choses qui l'entourent. Elle suppose que la chose devient un bien (ou un service) économique à travers la double relations de l’individu à soi-même et à son environnement. Si fluctuantes que soient ces deux réalités, ou plutôt parce qu’elle sont nécessairement dans un flux changeant sans cesse, les prendre en considération conduit inévitablement à suivre à la trace les décisions et les actions individuelles.
Subjectiviste et dynamique par construction, la théorie de Menger prend en considération ces fluctuations : en d’autres termes, est-on jamais assuré de son être propre, et donc de ses préférences ? Le milieu dans lequel chacun évolue ne se modifie-t-il pas lui aussi sans cesse ? Là où ce qui allait devenir la théorie dite “standard” au siècle suivant devait rencontrer un obstacle, la théorie de Menger trouve son assise.”
Gilles Campagnolo, commentaire des Principe d’économie politique de Menger
Pour revenir à notre exemple de tondeuse, le subjectivisme mengerien irait donc au delà de l’utilité marginale qu’une “unité de tondeuse” pourrait objectivement fournir à un individu (tondre la pelouse). Quel type de terrain est concerné ? Quelle qualité (en gain de temps par exemple) l’individu attend-t-il de son bien ? Quelle fréquence d’usage est envisagé ? … Des données connues uniquement par l’individu sur le moment.
La même chose est alors vraie pour l’exemple du diamant et de l’eau d’Adam Smith. Une personne mourant de soif dans le désert accordera plus d’importance à l’eau qu’à un diamant. Les facteurs temporel (l’urgence du moment) et géographique (rareté de l’eau en milieu désertique) sont ici les principaux déterminants de la notion de la valeur.
Cette révolution de la théorie de la valeur permet de réfuter une vieille idée selon laquelle le prix d'un bien découle uniquement de son coût de production et de la valeur travail associée. Les biens acquièrent ainsi leur valeur, non pas en raison de la quantité de travail mobilisée pour les produire, mais en raison de leur capacité à satisfaire les besoins des individus. Ce n’est donc pas l’utilité en général d’un bien que les individus considèrent, mais l’utilité de ce bien pour eux-mêmes. Aucun modèle statistique objectif ou la “clairvoyance” d’un comité central planificateur ne peut anticiper ces besoins.
Les perroquets de Böhm-Bawerk
Elève de Carl Menger à Vienne, Eugen von Böhm-Bawerk est un grand critique de la vision marxiste de l’économie qu’il contribuera rendre rapidement obsolète en la confrontant à ses propres paradoxes (comme le problème de la transformation et les limites de la valeur travail).
Sa vision de l’utilité marginale représente quant à elle le socle fondamental de la valeur économique. Ce qui le place en antagoniste parfait avec la vision marxiste de la valeur travail qu’il critiquera longtemps. Dans son livre “Histoire critique des théories de l’intérêt du capital”, Böhm-Bawerk utilise l’image d’un agriculteur possédant plusieurs sacs de céréales afin d’expliquer simplement ce que la valeur d'un bien est basée avant tout sur l'utilité supplémentaire qu'il procure à un individu.
“Un agriculteur possédait cinq sacs de céréales, sans aucun moyen de les vendre ni d’en acheter davantage. Il avait cinq utilisations possibles : comme aliment de base pour lui-même, comme aliment pour développer sa force, comme aliment pour ses poulets pour varier son régime alimentaire, comme ingrédient pour faire du whisky et comme aliment pour ses perroquets pour l'amuser. Le fermier a alors perdu un sac de céréales. Au lieu de réduire chaque activité d'un cinquième, l'agriculteur a simplement affamé les perroquets car ils étaient moins utiles que les quatre autres utilisations, c'est-à-dire qu'ils étaient en marge. Et c’est en marge, et non dans une perspective globale, que nous prenons des décisions économiques.”
Eugen von Böhm-Bawerk, Histoire critique des théories de l’intérêt du capital
Böhm-Bawerk est un auteur important dans la pensée économique autrichienne, il a développé des notions sur lesquelles nous reviendrons : “détour de production”, rapport au temps, l’importance des taux d’intérêt comme lien intertemporel entre présent et le futur…
Pour le moment, restons sur son exemple simple à comprendre de l’utilité marginale et de la notion de valeur d’un bien. Il s’agit d’une bonne conclusion concernant un débat qui a enflammé la pensée économique du 19ème siècle et qui perdure encore malheureusement jusqu’à aujourd’hui. Si un jour vous êtes confrontez à l’argument simpliste et fallacieux de la valeur travail, référez vous tout simplement aux diamants de Smith, aux perroquets de Böhm-Bawerk ou à la tondeuse dans un appartement.
En 1874, plusieurs visions de la "révolution marginale" s'opposent. Le français Léon Walras défend un modèle dans lequel l'individu, attribue l'utilité marginale d'un bien avant tout à son prix. Le phénomène est logique, calculable et mesurable. L’individu est alors considéré comme vrai "calculateur-maximisateur" dans son rapport aux biens et à la valeur de ceux-ci exprimée en prix. Il est objectif dans ses choix, en tout temps et en tout endroit. De ces postulats naît la théorie de l’équilibre général des marchés et des prix, c’est la loi dite de Walras : “Sur l'ensemble des marchés, la somme des demandes nettes est égale à zéro”. Ce modèle walrassien quantifiable et rationnel est en quelque sorte l’ancêtre du modèle macroéconomique qui émerge plusieurs années plus tard.