Utilité marginale et coût d’opportunité, les perroquets de Böhm-Bawerk
Comprendre l'utilité marginale et le coût d'opportunité avec des perroquets, des sacs de blé, des poulets et du whisky. Bref, explorons ce célèbre exemple donné par Eugen von Böhm-Bawerk
Les perroquets de Böhm-Bawerk
Économiste autrichien influent de la fin du 19ème siècle, Eugen von Böhm-Bawerk est surtout connu pour avoir été un grand critique de la vision marxiste de l’économie, qu’il a contribué à rendre rapidement obsolète en la confrontant à ses propres contradictions (tels que le problème de la transformation et les limites de la valeur travail). Il a également beaucoup contribué à la compréhension de l’importance du rôle du temps dans l’économie et à la compréhension du fonctionnement et de l’agencement de la structure du capital. Une structure qui englobe l’essentiel du système productif de la société, de l’extraction des matières premières à leur transformation en vue d'en faire des biens de consommation.
Enfin, Böhm-Bawerk a également contribué à détailler l’importance du concept d'utilité marginale, un principe fondamental de l'École autrichienne d'économie déjà développé par Carl Menger. Böhm-Bawerk va y intégrer une notion essentielle qui deviendra plus tard connue sous le nom de coût d’opportunité. Ce sont ces notions, celles de l’utilité marginale et du coût d’opportunité, que je propose de découvrir aujourd’hui.
Dans son livre “Histoire critique des théories de l’intérêt du capital”, Böhm-Bawerk utilise l’image d’un paysan possédant plusieurs sacs de blé afin d’expliquer simplement ce qu’est l'utilité marginale, c’est à dire que la valeur d'un bien est avant tout basée sur l'utilité qu’une unité supplémentaire de ce même bien peut procurer à un individu.
“Un agriculteur possédait cinq sacs de blé, sans aucun moyen de les vendre ni d’en acheter davantage. Il avait cinq utilisations possibles :
Comme aliment de base pour lui-même, comme aliment pour développer sa force, comme aliment pour ses poulets pour varier son régime alimentaire, comme ingrédient pour faire du whisky et comme aliment pour ses perroquets pour l'amuser.
Le fermier a alors perdu un sac de céréales. Au lieu de réduire chaque activité d'un cinquième, l'agriculteur a simplement affamé les perroquets car ils étaient moins utiles que les quatre autres utilisations, c'est-à-dire qu'ils étaient en marge. Et c’est en marge, et non dans une perspective globale, que nous prenons des décisions économiques.”
Eugen von Böhm-Bawerk, Histoire critique des théories de l’intérêt du capital
Ce que les sacs de blé nous apprennent
Cet exemple nous explique parfaitement ce qu'est l'utilité marginale. Une première unité de blé sera fortement valorisée par l’individu car elle lui permet de se nourrir, ce qui représente un besoin vital et urgent. Une unité supplémentaire de blé n’aura pas la même importance, le besoin primaire étant déjà comblé, elle sera également consommée, non pas pour la survie, mais pour accroître le bien-être physique et la force du paysan. Ainsi, chaque unité supplémentaire d’un même bien, un bien pourtant essentiel à la survie, aura une valeur moins importante aux yeux de l’individu.
Ce que Böhm-Bawerk nous montre donc, c'est que l'individu, le paysan, priorise l’utilisation de son blé en fonction des besoins qu’il juge, subjectivement, être prioritaires. Ainsi, pour le paysan, les perroquets, c'est-à-dire le divertissement, sont moins valorisés que le whisky ou encore que la diversification de son alimentation. Ce qui est également important à comprendre ici, c’est que l’individu agit sur ce qu’il pense être dans son meilleur intérêt. Ce qui représente le meilleur pour lui afin d’améliorer sa propre situation future. L’étude de l’action humaine ne dit d’ailleurs pas autre chose : l’homme agit.
Cet exemple nous permet également d’aborder un point supplémentaire : l’étude de l’action humaine refusera toujours d’émettre un jugement moral sur les choix de l’individu. Le paysan a-t-il raison de préférer le whisky aux perroquets ? Peu importe. Se poser la question nous fait sortir de ce qui est essentiel : “pourquoi l’homme agit-il ?”. Se poser cette question nous fait aussi basculer dans le jugement moral, qui n’a rien à voir avec l’étude de l’économie.
Il est également important de noter que, à mesure que les biens du paysan augmentent, ses conditions de vie s’améliorent également. Le nombre de biens disponibles dans une économie a donc un impact direct sur les conditions de vie des individus. En effet, ce que nous montre cet exemple du paysan et de ses sacs de blé, c’est que l’abondance de biens permet l’émergence de nouvelles alternatives. Grâce à l'accroissement de son capital, de nouvelles opportunités s’ouvrent alors au paysan.
La perte d’un sac et le coût d’opportunité
Quand le paysan perd un de ses sacs de blé, il doit faire un choix. C'est un choix inverse de ceux qu'il avait l'habitude de faire : il ne doit plus décider comment allouer son nouveau capital, mais choisir à quelle utilisation de son capital renoncer. Nous pouvons aborder ici le concept de coût d'opportunité que Böhm-Bawerk a contribué à développer. Celui-ci représente la valeur des alternatives auxquelles on renonce en choisissant une option particulière. En choisissant de laisser mourir les perroquets pour continuer à produire du whisky, le paysan “calcule” quelle perte entre ces deux alternatives serait la plus dommageable pour lui. Pour lui, perdre son whisky est plus dommageable que perdre ses perroquets.
Ce calcul l'aide et l'oriente vers une allocation efficace de ses ressources limitées. Il prend ainsi en compte tous les coûts associés à sa future décision d'allocation, explicites et implicites. Comme nous l'avons dit précédemment, l'homme agit dans son propre intérêt. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il fera toujours les bons choix. Agir et exercer sa liberté individuelle suppose aussi de se tromper, de commettre des erreurs et de faire les mauvais choix dans l’allocation de son capital. Malgré tout, prendre en compte le coût d'opportunité permet de prendre des décisions plus éclairées, même si au final, elles ne garantissent pas toujours le meilleur résultat.
Nous agissons toujours dans notre propre intérêt, mais nous agissons aussi en nous basant sur les informations disponibles présentement qui sont imparfaites, incomplètes et constamment changeantes. C’est une notion essentielle en économie : le coût d’opportunité est souvent plus facile à calculer a posteriori qu’à prédire au moment où l’on agit. C’est pour cette raison que toute action économique n’est que spéculation et que le temps et l’information jouent des rôles essentiels dans les choix économiques des individus.
La perte d’un sac de blé nous apprend également que, tout comme le besoin, le renoncement est une donnée subjective propre à chacun d’entre nous. Le paysan ne mourra pas de faim, il n'abandonnera pas non plus la diversification de son alimentation, ses poulets et son whisky. La perte de son capital ne sera pas répercutée au prorata sur l’ensemble de son activité, mais bien sur la dernière allocation de l’unité de ce bien, le blé, qui est la moins cruciale pour l’agent économique.
La valeur d'un bien est donc profondément déterminée par son utilité marginale, c'est-à-dire l'importance de son usage le moins crucial pour l’individu. Cette utilité marginale est elle-même subjective et dépend des circonstances spécifiques de l'individu, de son environnement et de sa hiérarchisation personnelle des besoins. L’utilité marginale s’apprécie donc dans les deux sens, quand l'individu gagne une unité supplémentaire d’un même bien, mais aussi quand il perd une de ces unités.
Enfin, nous comprenons grâce à cet exemple de Böhm-Bawerk que l’étude de l’action humaine et de l’économie en général dépasse le simple paradigme du monde financier et monétaire ; l'économie rythme nos vies sur tous les plans. Plus tard, Murray Rothbard soulignera justement que les individus incluent également leurs loisirs dans leur rapport économique au monde. En effet, les individus tendent à ajuster leur travail et leurs loisirs pour maximiser leur satisfaction et leur bien être général. L’économie est donc aussi liée à des activités, des loisirs, des plaisirs ou autres. Un notion que Böhm-Bawerk a effleuré du doigt en 1903 dans son livre “Histoire critique des théories de l’intérêt du capital”.