Libéralisme et conservatisme : l’alliance naturelle
L’opposition entre libéralisme et conservatisme est en grande partie artificielle et provient de penseurs qui réduisent le plus souvent cet héritage politique à un simple hédonisme individualiste.
“La Tradition n’est pas quelque chose de constant, mais le produit d’un processus de sélection guidé non pas par la raison, mais par le succès. Elle change, mais rarement de manière délibérée.” — Friedrich Hayek
Il y a quelques mois, je réagissais sur X à une tribune publiée dans Valeurs Actuelles par Arnaud Dassier intitulée “Le libéralisme ne peut pas s’épanouir sans une patrie”. Cette tribune était une réaction à la publication dans Libération d’une lettre ouverte d’un collectif de “libéraux” dénonçant le projet politique “Périclès” du milliardaire Pierre-Edouard Stérin. Projet qui, selon eux, est à “l’antithèse des valeurs du libéralisme” car celui-ci est avant tout un projet qui se veut identitaire, chrétien et souverainiste.
Dans sa tribune, Arnaud Dassier rappelle qu’au contraire, le libéralisme et la liberté ne peuvent s’envisager sans enracinement “dans une société cohésive, qui partage un socle commun de valeurs, de principes et d’intérêts. Il ne peut se maintenir sans un haut degré de confiance dans les relations humaines et les interactions économiques et sociales, qui lui-même est proportionnel à l’homogénéité culturelle, morale et civique d’un peuple.” C’est de cette manière, en partant d’un socle de certitudes, que naît la confiance, et donc la possibilité de s’engager avec autrui dans des interactions et des coopérations complexes sur le marché. Le libéralisme est un luxe rendu possible quand les anciennes dissensions tribales, culturelles et religieuses sont surmontées par les individus. C’est le travail séculaire des institutions humaines contre lesquelles sont dirigées en priorité les attaques collectivistes.
“La vérité qu’ils refusent d’affronter est qu’il n’y aura pas de libéralisme s’il n’y a plus de France. Si notre pays devient un agrégat de communautés sans valeurs communes, si l’immigration continue de transformer notre paysage politique en faveur d’un socialisme clientéliste, alors le libéralisme disparaîtra.”
Une autre parfaite illustration de cette compréhension intuitive qui lie le libéralisme au conservatisme est le mouvement “NicolasQuiPaie” qui enflamme non seulement les débats sur les questions économiques et fiscales, mais également sur les questions migratoires et culturelles auxquelles font face la France et l’Europe en général. Le mouvement se revendique volontiers conservateur, identitaire et anti-immigration. Ce mouvement spontané soulève une interrogation centrale : quelle est l’affinité entre libéralisme et conservatisme ?
Friedrich Hayek est un bon exemple de ce libéralisme prudentiel. Il rejetait l’étiquette politique de conservateur de son temps, qui refuse catégoriquement le changement, fût-il bon, mais décrivait toutefois, dans ses ouvrages Law, Legislation and Liberty et La Présomption Fatale, cette forme de conservatisme propre aux libéraux classiques : c’est-à-dire celui qui cherche à préserver les institutions spontanées issues de l’action humaine. Peu importe qu’elles soient anciennes ou nouvelles, traditionnelles ou innovantes : il faut les “conserver” de l’interventionnisme et des organisations humaines conscientes et centralisées.
En explorant la longue tradition libérale française du 19ème siècle, nous pouvons mieux comprendre pourquoi le libéralisme, pour prospérer, doit s’ancrer dans le conservatisme et pourquoi le mouvement spontané des “NicolasQuiPaie” fait la synthèse, sans probablement le savoir, de cette longue tradition.
Les institutions spontanées : le socle de l’intérêt général
Parmi les grands libéraux classiques français du 19ème siècle, nous retrouvons de grands noms comme Benjamin Constant, Gustave de Molinari, Montalembert, ou Blanqui, qui avaient tous la particularité d’être relativement conservateurs. En effet, ils voyaient dans la préservation des institutions spontanées, c’est-à-dire les structures sociales, économiques et politiques issues des comportements individuels, le véritable et seul intérêt général à protéger et à préserver. Préserver de qui ? De l’interventionnisme de l’État.
Selon eux, ces institutions spontanées, comme le marché libre, la propriété privée, la famille, ou encore la religion, forment un ensemble solide garant de la stabilité sociale. C’est à partir de ce « socle de certitude », établi par l’action humaine après une longue et lente sélection et éprouvé par les siècles, que les individus peuvent ensuite s’engager sereinement dans leur recherche individuelle du bonheur.
Benjamin Constant, l’un des plus grands penseurs libéraux du 19ème siècle, l’avait compris plus que les autres. Il a en effet écrit à plusieurs reprises sur le sujet et a même consacré cinq volumes sur la question de la Religion et de la compréhension du rôle que celle-ci joue dans la vie des individus et pour la société. Comme Benoît Malbranque l’écrit dans son introduction du premier tome publié en 2024, Constant avait compris, comme d’autres libéraux, que cette institution, la religion, formait un “socle précieux pour les institutions d’un peuple libre”. De ce fait, elle se recommande aux esprits libéraux à la fois par sa convenance invincible avec les aspirations vraies du cœur humain, par ses effets positifs sur la morale, et enfin par l’appui qu’elle fournit aux libertés humaines elles-mêmes.
Une vision différente d’autres penseurs libéraux français, comme Destutt de Tracy, perdus dans leur anti-cléricalisme et dédaignant le fait religieux au nom de la raison des Lumières.
Gustave de Molinari, autre figure du libéralisme classique du 19ème siècle, partage cette perspective. Dans ses travaux, il défend l’idée que les institutions sociales et économiques naissent spontanément, sans intervention étatique, d’un besoin naturel de l’homme d’accompagner le développement moral et intellectuel de l’humanité en même temps que son progrès économique et technique.
“Plus un peuple est religieux, mieux il observe les lois, moins aussi il a besoin de recourir à l’intervention du pouvoir temporel pour les faire respecter. [...] Les vieilles religions se fondent sur des légendes, soit ! Mais les nouvelles ne peuvent se fonder que sur des hypothèses. Au moins les légendes ont pour elles l’autorité de la tradition et la patine du temps.” – Gustave de Molinari
Pour lui, la religion et les institutions spontanées forment le socle sur lequel bâtir la liberté et le progrès. Quand celles-ci sont défaillantes, la nécessité d’intervention de l’État devient de plus en plus inévitable. L’État doit se limiter à “maintenir le milieu libre”, garantissant un cadre où les individus peuvent agir sans contraintes arbitraires. Molinari critique l’État-providence, qu’il voit comme une forme de collectivisme étouffant l’initiative individuelle et fragilisant les institutions spontanées.
Benjamin Constant : un libéral refusant les extrêmes
À son époque, Benjamin Constant incarne une pensée libérale équilibrée, refusant à la fois le rationalisme révolutionnaire qui verse trop facilement dans l’anti-christianisme et le conservatisme réactionnaire buté des monarchistes ultras, comme Joseph de Maistre, qui souhaitaient le retour pur et simple à l’Ancien Régime.
Dans son Cours de politique constitutionnelle, Constant prend une position ferme en faveur de la préservation des institutions spontanées issues des comportements individuels qu’il souhaite défendre contre les attaques répétées de l’État qui cherche, au contraire, à uniformiser les individus. Dans un autre de ses livres, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, écrit durant la période napoléonienne, il dénonce cette uniformisation qu’il observe déjà à son époque :
“Les intérêts et les souvenirs qui naissent des habitudes locales contiennent un germe de résistance que l’autorité ne souffre qu’à regret, et qu’elle s’empresse de déraciner. Elle a meilleur marché des individus ; elle roule sur eux sans efforts son poids énorme, comme sur du sable.”
Et il poursuit :
“Rien de plus absurde que de violenter les habitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le premier des intérêts, c’est d’être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur. Un peuple qui désire rester fidèle aux traditions de ses pères, j’estimerais ce peuple, et je le croirais plus heureux par son sentiment et par son âme, sous ses institutions défectueuses, qu’il ne pourrait l’être par tous les perfectionnements proposés. »
Constant observe également que « l’homme se plie aux institutions qu’il trouve établies, comme à des règles de la nature physique. Il arrange, d’après les défauts mêmes de ces institutions, ses intérêts, ses spéculations, tout son plan de vie. Ces défauts s’adoucissent, parce que toutes les fois qu’une institution dure longtemps, il y a transaction entre elle et les intérêts de l’homme.”
Son diagnostic est sans appel : “La variété, c’est de l’organisation ; l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort.”
Pour Constant, les traditions et les institutions locales, loin d’être des reliques du passé, sont des piliers de la liberté individuelle. Imposer des réformes radicales, comme le proposent les socialistes ou les nationalistes, revient à ignorer la richesse des structures spontanées, façonnées par l’expérience collective. Cette défense des traditions ne signifie pas un immobilisme. Les institutions évoluent, mais lentement, par adaptation, et non par la volonté arbitraire d’un législateur.
Deux tendances irréconciliables
Les libéraux français du 19ème siècle, comme Benjamin Constant, voyaient dans les “traditions volontaires” le pilier de l’ordre social et de l’intérêt général qu’il fallait à tout prix préserver de l’intervention de l’État. À l’inverse, les tentatives socialistes, nationalistes et égalitaristes de renverser ces traditions (religion, communauté, familles) au nom de la justice sociale et dans le but d’uniformiser la société étaient donc perçues comme profondément dangereuses.
Ces deux tendances irréconciliables rythment la vie politique française depuis la Révolution. La première tendance, libérale, identifie l’intérêt général aux structures traditionnelles issues des comportements spontanés des individus : la famille, la communauté, les corporations, la religion. La deuxième tendance est une tentative pluriséculaire de détruire ces institutions spontanées afin de les remplacer par des structures institutionnelles consciemment construites par le “législateur”, cet “ingénieur” rousseauiste qui façonne la société par la loi positive.
Les deux grandes tendances françaises sont tellement antinomiques que rien ne pourra jamais les réconcilier. C’est l’héritage de Rousseau, Fourier, Saint-Simon contre celui de Constant, Say et Bastiat.
Constant fut le premier grand penseur libéral contraint de mener une bataille intellectuelle sur deux fronts, une situation qui devint typique du libéralisme au 19ème siècle et jusqu’à notre époque. Ses ennemis étaient les descendants jacobins et socialistes de Jean-Jacques Rousseau d’un côté, et de l’autre, les conservateurs souhaitant restaurer des ordres quasi-théocratiques tels que de Maistre et de Bonald.
Une affinité naturelle
Il existe une affinité naturelle entre le conservatisme et le libéralisme, au point que l’un ne peut exister sans l’autre. Des valeurs et une morale solidement ancrées sont nécessaires pour jouir d’une véritable liberté. À l’inverse, ceux dont les opinions fluctuent constamment et qui se contentent d’adopter les valeurs du temps, celles à la mode, sont des proies faciles pour les mouvements collectivistes.
Comme le souligne justement Théo Mogenet, s’il y a bien une particularité française exaspérante, c’est ce divorce entre les libéraux et les conservateurs. Au Royaume-Uni, autre grande patrie du libéralisme, de Burke à Scruton, en passant par Thatcher, les défenseurs de la liberté sont presque toujours des défenseurs des traditions et de la coutume, parce qu’ils comprennent que la liberté s’exerce dans un cadre via des mécanismes sociaux et institutionnels qu’on ne peut créer par la pensée abstraite mais qui, au contraire, se forment par les coutumes développées sur le temps long.
Être conservateur, ce n’est pas être ringard, réactionnaire, ou replié sur un passé révolu, c’est reconnaître que la plupart des structures et institutions sociales sont le produit d’une écologie sociale et non d’un design conscient, et que par conséquent nous ne pouvons les juger rationnellement et mesurer ce que nous perdons lorsqu’elles disparaissent. Chercher à détruire par l’action politique ce qu’elle ne saurait reproduire est une position rationaliste et révolutionnaire, qui ne peut se concilier avec le libéralisme, qui, lui, justement se fonde largement sur l’idée que l’ordre social est émergent.
Le libéralisme, un ordre fragile
Il est donc normal que les thématiques dites “de droite”, comme la souveraineté, l’immigration, la religion, la morale et la préservation du corps social, résonnent profondément avec le libéralisme. Il est également normal que les libéraux critiquent toute tentative consciente et volontaire de faire renaître des divisions primitives au sein de la société. Elles sont critiquées car elles fragilisent le libéralisme et le capitalisme eux-mêmes, c’est-à-dire cette organisation sociale fondée sur la division du travail, la spécialisation des compétences et la coopération interindividuelle, en fragmentant la société.
Il faut donc défendre les institutions et traditions pour ce qu’elles renferment de “vrai”, c’est-à-dire ce qui correspond à la nature humaine, peu importe si elles sont anciennes ou nouvelles, et donc librement sélectionnées par le marché. De ce fait, remplacer ces traditions sans en comprendre le sens profond (le besoin humain auquel elles répondent) est dangereux. Comme le disait Chesterton, c’est une folie d’abattre des barrières sans savoir pourquoi elles ont été érigées dans un premier temps.
Voir les institutions spontanées comme des socles de certitudes permettant aux individus de construire de dessus, comme les détours de productions. Des questions, incertitudes que nos ancêtres ont déjà résolus à notre place en décidant ces institutions. Elles nous libèrent donc, dans le sens où nous n’avons pas besoin de les requestionner sans cesse dans nos vies.
C’est pour cette raison que les mouvements constructivistes sont dangereux, en souhaitant déconstruire et remodeler la société, ils sapent les fondations mêmes de ce qui permet le progrès continu de la société.
Le libéralisme et le capitalisme sont donc un ordre fragile dont les bases, pourtant solides car issues des comportements individuels, nécessitent d’être protégées. En un sens, être divisé politiquement et philosophiquement est le luxe des sociétés avancées permis par les richesses créées par le capitalisme. Tout retour aux divisions primaires est une régression.
Les libéraux qui, dans des lettres ouvertes comme celle de Libération, s’allient aux collectivistes en rejetant les traditions, méconnaissent la profondeur de la pensée libérale française. Ce sont des coquilles vides qui ne comprennent pas la profondeur réelle de cette pensée, pourtant issue d’une longue tradition française.
La nécessaire redécouverte d’un héritage
Le mouvement “NicolasQuiPaie”, en abordant des questions comme l’immigration, la souveraineté ou la fiscalité, s’inscrit dans cette tension entre la préservation des institutions spontanées et les tentatives d’uniformisation par l’État. Il reflète une inquiétude face à l’érosion des structures traditionnelles, perçues comme essentielles à la cohésion sociale et à la liberté individuelle. Les libéraux du 19ème siècle auraient sans doute partagé cette méfiance envers un État qui redéfinit la liberté ou l’intérêt général pour imposer ses propres institutions.
L’opposition entre libéralisme et conservatisme est en grande partie artificielle et provient de penseurs qui réduisent le plus souvent cet héritage politique à un simple hédonisme individualiste. Au contraire, les penseurs libéraux du 19ème siècle nous rappellent que la liberté individuelle ne peut s’épanouir sans un respect des institutions spontanées, issues de l’action humaine et éprouvées par les siècles. À l’heure où des mouvements spontanés d’inspiration libérale remettent en question l’interventionnisme étatique, il est urgent de redécouvrir cet héritage car la réponse aux dérives de l’étatisme et à ses attaques répétées contre les institutions humaines n’est jamais collectiviste, elle est toujours libérale.
Si le collectivisme sous toutes ses couleurs “gagne” depuis 100 ans, son échec sera partout et toujours assuré. L’action humaine aura toujours raison.



