Les Libéraux allemands, alliés du nazisme ?
Le fascisme n’est pas l’évolution naturelle du libéralisme, mais celle de la mise en pratique des idées socialistes, qui se révèlent toujours être des illusions.
« Le chef nazi qui a défini la révolution nationale-socialiste comme une Contre-Renaissance ne savait peut-être pas à quel point il disait vrai. Cette révolution a été l’acte essentiel de destruction d’une civilisation que l’homme édifiait depuis l’époque de la Renaissance et qui était avant tout individualiste. » Friedrich Hayek
Dans un monde où l’histoire politique européenne est souvent réécrite à travers le prisme des idéologies contemporaines, il est rafraîchissant, quoique exaspérant, de découvrir cette vision qui présente les libéraux allemands comme les alliés objectifs ayant pavé la voie aux nazis. Ces idées sont pourtant popularisées par des ouvrages comme ‘Les Irresponsables, Qui a porté Hitler au pouvoir ?’ de Johann Chapoutot (Gallimard, 2025), qui fantasme un prétendu « consortium libéral-autoritaire » – élites conservatrices, industriels et libéraux modérés – comme fossoyeur de la démocratie allemande, offert sur un plateau d’argent à Adolf Hitler.
Il écrit ainsi :
“Un consortium libéral-autoritaire, tissé de solidarités d’affaires, de partis conservateurs, nationalistes et libéraux, de médias réactionnaires et d’élites traditionnelles, perd tout soutien populaire : au fil des élections, il passe de presque 50 % à moins de 10 % des voix et se demande comment garder le pouvoir sans majorité, sans parlement, voire sans démocratie. Cet extrême centre se pense destiné à gouverner par nature : sa politique est la meilleure et portera bientôt ses fruits. Quand les forces de répression s’avertissent qu’elles ne pourront faire face à un soulèvement généralisé, le pouvoir, qui ne repose sur aucune base électorale, décide de faire alliance avec l’extrême droite, avec laquelle il partage, au fond, à peu près tout, et de l’installer au sommet.
Cette histoire se déroule en Allemagne, entre mars 1930 et janvier 1933.”
Nazisme et socialisme
La réalité est pourtant bien plus simple : le fascisme n’est pas l’évolution naturelle du libéralisme, mais celle de la mise en pratique des idées socialistes, qui se révèlent toujours être des illusions. Comme l’analysent Hannah Arendt et Friedrich Hayek, le nazisme allemand et le fascisme italien sont apparus de cette manière : en tirant parti des échecs des socialistes, les faiblesses et l’incompétence du PSI (Partito Socialista Italiano) en Italie et ceux du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) en Allemagne. Si les conservateurs, comme Hindenburg ou Papen, ont coopté les nazis pour briser l’impasse parlementaire et casser les syndicats, c’est bien sur les ruines des expériences socialistes que le totalitarisme a prospéré.
Philosophiquement, la transition du socialisme au fascisme est également facilitée par le fait que ces deux idéologies partagent une même vision utilitariste de l’individu subordonné à un projet collectif et croient en la primauté de l’État dans tous les domaines. Ils rejettent également le libéralisme classique pour lequel ils éprouvent un ressentiment, voire une haine palpable. C’est pourquoi des penseurs comme Hayek considèrent que toutes ces tendances appartiennent à un seul et même bloc : le collectivisme.
Malheureusement, dans ces situations de crise, l’erreur fatale des individus est de penser que le renforcement de l’État est la réponse face aux incapacités des socialistes à résoudre les problèmes structurels de la société. Une erreur qui se paie inévitablement au prix fort – et que les conservateurs autoritaires, alliés objectifs des collectivistes, ont souvent exploitée sans scrupule.
Comme disait Hayek : « La montée du fascisme et du nazisme n’était pas une réaction contre les tendances socialistes de la période précédente, mais un résultat nécessaire de ces tendances ». Quand le pouvoir socialiste s’embourbe dans son idéologie, son incompétence et ses incohérences, celui-ci n’a plus que deux choix possibles : reconnaître son erreur et la fausseté de son idéologie ou évoluer vers plus de contrôle et de planification.
Le deuxième choix étant l’évolution naturelle. S’il ne le fait pas, un autre mouvement collectiviste, qui n’hésitera pas à utiliser des méthodes totalitaires, le remplacera fatalement. Même chose pour un mouvement révolutionnaire qui accède au pouvoir. Les militants idéalistes et violents d’hier deviennent soudainement ses nouveaux ennemis, préservation de l’Ordre et de l’État oblige.
L’Allemagne post-1929, le poids électoral des extrêmes
La République de Weimar (1919-1933) n’est pas tombée à cause d’un complot libéral, mais sous le poids d’une conjonction fatale : crise économique, polarisation et faiblesses constitutionnelles. Les nazis ont déjà conquis un soutien populaire massif par les urnes, et non par quelque manipulation élitiste. En juillet 1932, le NSDAP a obtenu 37 % des voix au Reichstag, un raz-de-marée porté par la propagande, la violence des SA et le désespoir des classes moyennes ruinées par la Grande Dépression.
Quoi qu’il en soit, Hitler aurait accédé au pouvoir grâce au peuple. Si la droite conservatrice (Hindenburg, Papen, Hugenberg) a effectivement coopté les nazis pour briser l’impasse parlementaire, il faut souligner le rôle suicidaire de la gauche divisée. L’union entre le SPD (sociaux-démocrates) et le KPD (communistes) a été rendue impossible par les ordres de Moscou, qui qualifiait les sociaux-démocrates de « sociaux-fascistes ».
C’est ce dogmatisme qui a laissé le champ libre aux extrêmes, bien plus que toute prétendue connivence libérale. Résultat : en novembre 1932, nazis et communistes paralysent le Reichstag, forçant les élites, y compris ces conservateurs qui pensaient maîtriser la situation politique, à prendre un pari désespéré. Mais blâmer un « consortium libéral », c’est aussi oublier volontairement que les libéraux n’avaient plus le poids nécessaire pour orchestrer quoi que ce soit, et que ce sont les conservateurs qui ont tenu la porte grande ouverte.
Weimar, la faillite du socialisme
Les problèmes de la République de Weimar étaient structurels, et non conjoncturels. Cette fragilité a été accentuée par l’incompétence des partis au pouvoir depuis la création de la République, notamment les socialistes, représentés par le SPD, premier parti au Reichstag de 1919 à 1932.
Cette fragilité se manifestait de plusieurs manières, notamment par l’article 48, véritable cheval de Troie permettant au président de gouverner par décret d’urgence. Les chanceliers socialistes, tels que Philipp Scheidemann ou Gustav Bauer, n’hésitèrent pas à en abuser. La représentation proportionnelle a quant à elle fragmenté le paysage politique en une quinzaine de partis, rendant les coalitions éphémères et les gouvernements instables (cinq élections ont eu lieu en 1932).
Ajoutez à cela l’hyperinflation de 1923, exacerbée par les réparations de Versailles et une politique monétaire interventionniste sous les coalitions dominées par le SPD (cf. analyses économiques classiques comme celles de Hayek). Les socialistes, avec leur interventionnisme timide, ont échoué à stabiliser l’économie sans oser une rupture libérale. Hayek l’explique dans “La Route de la servitude” : chaque intervention étatique appelle la suivante, créant un cercle vicieux vers le totalitarisme. Le fascisme n’est pas l’évolution du libéralisme, mais celle d’idées socialistes mises en pratique : planification, contrôle des prix, répression syndicale. Mussolini et Hitler n’ont pas combattu les socialistes ; ils ont hérité de leurs leviers et les ont poussés à l’extrême, capitalisant sur leurs échecs flagrants, tandis que les conservateurs fournissaient le soutien logistique.
Qui sont les libéraux allemands ?
« Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés » – Hannah Arendt
Rendre les libéraux responsables du nazisme est non seulement étrange, mais aussi historiquement absurde. Les partis libéraux, comme la DDP (Deutsche Demokratische Partei) et la DVP (Deutsche Volkspartei), ne représentaient plus que 2,5 % de l’électorat après 1929.
Les personnalités emblématiques telles que Walther Rathenau (assassiné en 1922 par des ultranationalistes) ou Gustav Stresemann (chancelier en 1923, puis ministre des Affaires étrangères jusqu’en 1929) ont justement tenté de corriger les erreurs socialistes des années 1920. Stresemann a notamment négocié le pacte de Locarno (1925), l’entrée à la SDN (1926) et le plan Young (1929), inaugurant ainsi les « années dorées » de la République de Weimar grâce au retour de la confiance dans la nouvelle monnaie, le Rentenmark, partiellement adossé à l’or.
Malgré leurs efforts et leurs bons résultats, ces partis libéraux ont vu leurs scores fondre face à la montée des mouvements collectivistes, qui ont su tirer parti de l’envie et du ressentiment des Allemands suite à la grande dépression de 1929. Le DDP est ainsi passé de 18,6 % en 1919 à 1 % en 1932, et la DVP, de 13,9 % à 1,2 %. En 1933, les mouvements libéraux sont parmi les premiers à être interdits par les nazis, qui obligent notamment Theodor Heuss, futur président de l’Allemagne de l’Ouest, à quitter la vie publique.
« Certes, il est vrai qu’en Allemagne avant 1933 et en Italie avant 1922, communistes et nazis ou fascistes se battaient plus souvent entre eux qu’avec les autres partis. Ils rivalisaient pour conquérir l’appui des mêmes esprits et se réservaient l’un à l’autre la haine de l’hérésie. Mais leurs actes montrent à quel point ils sont étroitement liés. Pour les uns comme pour les autres, le véritable ennemi, l’homme avec lequel ils n’ont rien de commun et qu’ils ne peuvent espérer convaincre, c’est le libéral à l’ancienne mode. Pour les deux, les socialistes sont des recrues en puissance, des gens de bon aloi, qui ont écouté de faux prophètes. Mais l’un comme l’autre [nazi et communiste] savent qu’il ne peut y avoir aucun compromis entre eux et ceux qui croient vraiment en la liberté individuelle. » – Friedrich Hayek
Même si certains libéraux modérés ont parfois toléré les conservateurs anti-démocrates par faiblesse et compromis politique, leur influence était déjà marginale face au raz-de-marée étatiste et collectiviste de l’époque.
Finalement, n’oublions pas qu’avec les collectivistes, les libéraux classiques sont les premières victimes. Pourquoi ? Ces individus financièrement et philosophiquement autonomes, dont l’éthique et la morale sont profondément ancrées dans le respect des individus, de la propriété et de la liberté individuelle, sont les pires ennemis de ceux qui ne font que solliciter les faiblesses humaines : envie, ressentiment, recours à une solution collective et délestage de la responsabilité individuelle, afin d’accéder au pouvoir.
Le totalitaire hait l’homme isolé, cet atome libéral qui refuse la fusion dans la masse, qui n’a pas besoin d’une solution collective à ses problèmes individuels. Les libéraux n’ont jamais été les alliés du totalitarisme, mais toujours leur adversaire.
Le libéralisme allemand n’a jamais existé
Enfin, il ne faut jamais oublier que le libéralisme n’est pas inscrit dans l’ADN allemand. La Prusse, puis l’Allemagne unifiée sous Bismarck en 1871, se sont construites comme des contre-modèles au libéralisme et à l’individualisme anglais des 18ème et 19ème siècles. Depuis Frédéric II, l’État prussien repose sur le Beamtenstaat, ce corps de fonctionnaires omnipotent, et sur une organisation rigide, opposée au « manchesterisme » désordonné. Les intellectuels allemands de l’époque, tels que Fichte, Lange, Sombart ou Schmoller, se sont systématiquement présentés comme les « défenseurs de la dynastie des Hohenzollern » (Murray Rothbard).
Ils ont contribué à forger l’idée allemande selon laquelle l’État est une institution capable de déterminer le succès des individus. La querelle des méthodes entre l’école historique allemande et la jeune école autrichienne de Carl Menger en est le parfait exemple : en Allemagne, le rejet du libre-échange, de la liberté individuelle et de l’individualisme méthodologique au profit d’une économie socialisée au service de l’État.
Les figures libérales allemandes sont peu nombreuses, si peu nombreuses qu’elles peuvent se compter sur les doigts d’une main : Eugen Richter, Walter Rathenau ou Gustav Stresemann n’étaient que des curiosités dans un paysage dominé par l’étatisme.
Quant à l’ordolibéralisme, malgré son succès post-guerre, il s’agit de la variante allemande de cette fameuse « troisième voie » interventionniste qui cherche sans cesse à se glisser habilement entre le collectivisme et le libéralisme. Ce mouvement laisse une part importante à l’État pour « ordonner » (ordo) le marché, afin d’empêcher les monopoles et les distorsions. En ce sens, l’ordolibéralisme correspond vraiment à l’ADN collectiviste allemand, qui, depuis au moins Frédéric II de Prusse, s’appuie sur la puissance de l’État et de son administration puissante (Beamtenstaat) pour organiser le marché, l’économie et la société. Sans surprise, on retrouve également dans ce mouvement une méfiance envers la nature humaine, la liberté et l’individualisme.



