L’émergence de la monnaie selon Carl Menger, une leçon pour Bitcoin ?
Carl Menger (1840 - 1921) a-t-il prévu les Bitcoiners en 1892 dans "The Origins of Money" ? Imitation, intérêt personnel... Comment la monnaie émerge de manière organique et naturelle.
Carl Menger (1840 - 1921) a-t-il prévu les Bitcoiners en 1892 dans "The Origins of Money" ? Dans son célèbre article, Carl Menger expose l’idée selon laquelle la monnaie émerge d’un processus naturel et organique, spontané (pour reprendre les termes Hayekiens), du marché. À cette époque, cette théorie s’oppose drastiquement au courant historique allemand de Gustav Schmoller pour qui la monnaie est un pur produit de la législation, un accord pragmatique sanctionné par la loi.
Pour démontrer l’émergence naturelle d’un intermédiaire d’échange unique, Menger explique que dans une économie de troc, les échanges sont limités car les agents économiques doivent trouver des partenaires ayant exactement les biens dont ils ont besoin. On parle ainsi de “double coïncidence des besoins”, un état de fait impossible dans une économie qui dépasse le simple cercle d’échange restreint (la famille ou la petite communauté d’intérêt). Elle implique en effet une qualité égale des biens et une divisibilité suffisante de ceux-ci afin de satisfaire l’échange présent.
Ainsi, pour faciliter les échanges, certains biens se sont progressivement imposés comme des intermédiaires privilégiés, devenant des monnaies-marchandises. La monnaie émerge donc selon Carl Menger comme une solution naturelle aux limitations d’une économie primitive basée exclusivement sur le troc.
Dans son article de 1892, Menger se base sur deux idées fortes pour expliquer comment l’adoption organique de la monnaie se déroule : l’imitation et l’intérêt personnel des individus.
L’imitation, premier moteur de l’adoption de la monnaie
"Mais l’on sait aussi qu’il n’est pas de meilleure manière pour qui que ce soit de s’éclairer sur ses propres intérêts économiques que de s’apercevoir par soi-même du succès économique de ceux qui utilisent les moyens adéquats pour s’assurer des leurs. Il est également clair que rien n’a pu être autant favorable à la genèse d’un intermédiaire des échanges que l’acceptation, pour leur propre bénéfice et sur une période de temps considérable, de la part des agents économiques les plus perspicaces et les plus capables, de biens éminemment aptes à être écoulés, de préférence à tous les autres."
On retrouve tout au long de son article la notion essentielle et puissante du processus d'adoption par l’imitation. S'inspirant de la tradition aristotélicienne, Menger évoque en effet l'idée selon laquelle la communauté imite toujours les comportements des individus les "plus perspicaces et les plus capables". Ainsi, uniquement ce qui fonctionne et ce qui est utilisé par les individus les plus clairvoyants est imité. C'est le processus organique de l'adoption pour Menger.
Deux autres économistes autrichiens plus tardifs, Friedrich Hayek et Israël Kirzner, ont développé cette notion essentielle qui est à l’origine du concept clé d’entrepreneur, comme créateur et fin connaisseur de l’information dans l’économie. Il est celui qui diffuse des informations déjà existantes, jusqu’ici inconnues et non exploitées par l’ensemble des autres agents économiques. Il profite d'une meilleure connaissance de l'information sur le moment, ce qui lui permet de saisir des opportunités et de remplir des manques et besoins par l'innovation.
Loin de disrupter un supposé équilibre du marché (comme l’entrepreneur schumpétérien), l'entrepreneur vient offrir aux autres individus des nouvelles connaissances et informations les aidant à orienter, plus efficacement leurs choix présents et futurs. C’est cette notion de l’entrepreneur, ces individus "perspicaces et capables”, que Menger touche du doigt en 1892.
Dans le cas de la monnaie, l'imitation spontanée permet ainsi de sélectionner rapidement la marchandise ayant le plus haut potentiel d'échange. La "plus écoulable" (la plus vendable) pour reprendre l'expression de Absatzfähigkeit, chère à Menger et intraduisible en français.
“Dans un premier temps, seul un nombre limité d’agents économiques reconnaîtront l’avantage d’une procédure de ce genre [L’utilisation d’une monnaie plus échangeable], un avantage qui est lui-même et comme tel indépendant du fait qu’on reconnaît globalement une marchandise comme l’intermédiaire des échanges, et ce, dans la mesure où, dans toutes les circonstances, un échange de ce genre rapproche toujours déjà beaucoup de son but l’agent économique pris à titre individuel.” […] “Une fois que les marchandises comparativement les plus aptes à être écoulées sont devenues de la monnaie, l’événement a en premier lieu pour effet d’accroître substantiellement leur propre aptitude originelle, déjà élevée, à être écoulées.”
L’adoption de la marchandise la plus écoulable possède aussi un caractère “auto-renforçant”. Plus son accumulation par les acteurs économiques augmente, plus son échangeabilité augmente elle aussi. C’est l’effet d’externalité de réseau : l’avantage qu’un individu retire de l’utilisation d’un bien est accentué par le nombre d’individus l’utilisant aussi. L’accumulation entraîne l’échangeabilité, qui accroît elle-même la demande de la monnaie émergente. C’est un cercle vertueux, un effet boule de neige que rien ne peut arrêter.
L’intérêt personnel, deuxième moteur de l’adoption.
En suivant la logique de l’adoption par le processus de l’imitation, Menger sous-entend donc que la connaissance, la découverte et la diffusion de l’information (pour reprendre des termes hayekiens) ne sont pas uniformes et connues “d'emblée” dans la population. Cette disparité et cette inégalité d’information est au cœur de l’adoption. Elles expliquent pourquoi l’imitation agit comme une sorte de raccourci pour des individus qui n’ont ni le temps, ni les connaissances pour atteindre le même niveau de compréhension que les individus les plus “perspicaces et capables”. Pour Carl Menger, au-delà de l’imitation, un autre moteur vient considérablement jouer en faveur de l’adoption d’une monnaie émergente : l’intérêt personnel des individus.
“Chaque agent économique qui porte au marché des articles dotés d’une aptitude moindre, dans le but d’acquérir des biens d’un autre type, a, de ce fait, un intérêt d’autant plus grand à convertir d’emblée ce qu’il possède en articles qui sont devenus de la monnaie.”
À plusieurs reprises, Menger évoque cette idée “d’infirmité”, de “désavantage” qu’ont les individus n’utilisant pas la nouvelle monnaie émergente. Ils s’excluent progressivement d’un marché dans lequel leur capacité à échanger et à profiter de la division du travail diminue. Leur “position économique défavorable eu égard à leurs propres objectifs” devient la meilleure incitation pour l’adoption.
Le processus d’adoption se déroule alors de manière graduelle, à mesure que les individus apprennent l’intérêt pour eux-mêmes d’adopter la même monnaie que les agents économiques les plus capables. Il est à noter qu’à partir de ce moment-là, l’intérêt intrinsèque de la monnaie émergente, ses qualités objectives (rareté, régime d’émission, durabilité…) importent peu, voire pas du tout. Les individus agissent avant tout dans leur intérêt propre.
“Grâce à une connaissance grandissante de leurs intérêts individuels propres, et chacun suivant en cela son intérêt économique, sans passer aucune convention, sans être contraint par aucune loi, ni sans même prendre le moins du monde en considération l’intérêt commun, les êtres humains ont été conduits à échanger des biens destinés à l’échange contre d’autres biens tout autant destinés à l’échange mais, eux, plus aptes à être écoulés à la vente.”
L’intérêt personnel est accentué par une course contre-la-montre afin d’adopter la nouvelle monnaie. Suivant le processus auto-renforçant d’accumulation/échangeabilité, les premiers agents économiques à adopter la nouvelle monnaie sont avantagés par rapport au reste de la population. Cette idée “d’urgence” dans le processus d’adoption revient à plusieurs reprises dans l’article de Carl Menger.
La “pénalité” encourue pour tout agent économique n’adoptant pas rapidement la nouvelle monnaie est la perte de temps à essayer d’écouler sa marchandise moins échangeable, la perte de pouvoir d’achat relatif à vendre tardivement une marchandise moins demandée (moins écoulable) et la perte progressive de sa capacité à participer aux échanges.
“Celui qui porte au marché d’autres articles que de la monnaie se trouve lui-même plus ou moins désavantagé. Pour obtenir un pouvoir de commande identique sur ce que le marché offre, il doit d’abord convertir en monnaie les biens qu’il peut échanger. La nature de cette infirmité du point de vue économique se manifeste par le fait qu’il se trouve contraint de surmonter une difficulté avant de pouvoir atteindre son objectif ; c’est là une difficulté qui n’existe pas pour celui qui possède de la monnaie en réserve – c’est-à-dire, plutôt, qu’il l’a déjà surmontée.”
“Tout autre est le cas de celui qui veut convertir sur-le-champ, sur un marché, la marchandise qui est, elle, devenue la monnaie, et cela, contre d’autres biens fournis sur ce marché. Il remplira son objectif, non seulement à coup sûr, mais encore d’habitude au prix qui correspond à la situation économique globale.”
Cet intérêt personnel, l’incitation, devient alors un relai important de l’adoption au même titre que l’imitation des meilleurs agents économiques. La monnaie est acceptée parce que les agents anticipent qu’elle sera acceptée par les autres. Suivant l’axiome de l’action humaine, un individu a donc tout intérêt à adopter le meilleur intermédiaire d’échange s’il souhaite arriver le plus facilement et le plus rapidement à ses fins (la résolution de ses besoins). Si tel n’est pas le cas, l’individu s'interdit la meilleure manière d’arriver à ses fins dans une économie complexe qui sont l’échange et la coopération inter-individuelle fondée sur la division du travail et la spécialisation des compétences.
Quelle leçon pour aujourd’hui et pour Bitcoin ?
"Il est dans l’intérêt économique de chaque individu qui commerce d’échanger ses marchandises moins aptes à être écoulées contre d’autres, qui le sont plus. [...] les marchandises qui sont les plus aptes à être écoulées, tant dans l’espace que dans le temps, sont devenues, sur chaque marché pris en soi, les articles qu’il est non seulement dans l’intérêt de tout un chacun d’accepter en échange de ses propres biens moins aptes à être écoulés, mais encore ceux que chacun est tout à fait prêt à accepter.
Une dernière réflexion en guise de conclusion à cet article s'impose : quelle lecture faire de “Origins of Money”, 132 ans après sa publication dans “The Economic Journal” ? Comment, par exemple, en utilisant l'idée du processus imitatif et de l’adoption dopée par l’intérêt individuel des agents économiques, pouvons-nous envisager une éventuelle hyperbitcoinisation, c'est-à-dire une adoption globale de Bitcoin en tant que monnaie ?
La réponse est simple : en reprenant la théorie mengérienne de l’adoption de la monnaie, il est inutile d’essayer d’apprendre à tout le monde tous les tenants et les aboutissants de Bitcoin. Ni même pourquoi Bitcoin est un intermédiaire d’échange en tout point supérieur à ce que nous connaissons aujourd’hui.
Il s'agit avant tout de convaincre… les “bonnes personnes”. La définition de “bonnes personnes” est ici vague et dépend grandement de la définition que chacun peut avoir. Elle peut inclure les acteurs occupant des postes clés, des chefs d'État (Nayib Bukele par exemple), des entrepreneurs… Des individus que le reste de la population imitera naturellement car elle verra en eux ces fameux agents “perspicaces et capables” dont parlait Carl Menger. Le cercle vertueux d’accumulation/échangeabilité, l’intérêt personnel des individus et “l’urgence” de l’adoption feront le reste. La totalité de la population n’aura pas besoin d’étudier Bitcoin (Study Bitcoin) pour l’adopter.
Conclusion
“Les projets qui réussissent se cristallisent ainsi progressivement en institutions... L’imitation de ceux qui réussissent est, ici comme ailleurs, la forme la plus importante par laquelle les voies de l’élite deviennent la propriété des masses.” Ludwin Lachmann
Ainsi, pour Menger, l'action humaine initie un processus de découverte qui aboutit à la création d'une institution qu'aucun des acteurs n’aurait voulu ou peut-être même pas pu imaginer. Ce sont ainsi les perceptions subjectives des individus qui engendrent une institution émergente profondément sociale. Une fois que la nouvelle monnaie apparaît et adoptée, elle vient dans une certaine mesure “contraindre” le comportement des individus. Il y a en effet plus de d’avantages à participer à cette institution qu’à ne pas y participer. Le gain est le temps, la connaissance, la certitude d’un futur basée sur une monnaie marchandise durable et universellement acceptée permettant de coordonner l’action des individus.