Le ressentiment anti-capitaliste
Je vous propose la traduction d'une partie d'un premier chapitre du livre "The anti-capitalist Mentality” de Ludwig von Mises (1956) sur le ressentiment anti-capitaliste.
Aujourd’hui, je vous propose la traduction des parties 4 et 5 du chapitre “The Social Characteristics of Capitalism and the Psychological Causes of Its Vilification”, premier chapitre du livre "The anti-capitalist Mentality” de Ludwig von Mises (1956).
Ce texte des années 1950 est toujours d'une actualité criante et permet de comprendre que l'un des principaux moteurs de la pensée anticapitaliste, outre l'ignorance économique, est la faiblesse des émotions humaines, telles que l'envie et le ressentiment.
Le ressentiment des ambitions frustrées
Dans une société fondée sur les castes et le statut social, l'individu peut attribuer son destin défavorable à des conditions qui échappent à son contrôle. Il est esclave parce que des pouvoirs surhumains qui déterminent tout destin lui ont attribué ce rang. Ce n'est pas de sa faute. Et il n'y a aucune raison pour qu'il ait honte de son humilité. Sa femme ne peut pas critiquer sa condition. Si elle lui disait : « Pourquoi n'es-tu pas duc ? — Si j'étais duc, tu serais duchesse. » Il répondrait : « Si j'étais né fils d'un duc, je ne t'aurais pas épousée, toi, une esclave, mais la fille d'un autre duc ; si tu n'es pas duchesse, c'est de ta seule faute ; pourquoi n'as-tu pas été plus intelligente dans le choix de tes parents ? »
Sous le capitalisme, il en va tout autrement. Ici, la condition sociale de chacun dépend de ses propres actions. Tous ceux dont les ambitions n'ont pas été pleinement satisfaites savent qu'ils ont manqué des occasions et qu'ils ont été jugés insuffisants par leurs semblables. Si sa femme lui reproche : « Pourquoi ne gagnes-tu que quatre-vingts dollars par semaine ? Si tu étais aussi intelligent que ton ancien copain Paul, tu serais contremaître. », il ne peut pas répondre : « C'est parce que je suis moins intelligent que Paul. Je jouirais d'une vie meilleure », se dit-il, et il prend conscience de sa propre infériorité, ce qui l'humilie.
La sévérité tant décriée du capitalisme réside dans le fait qu'il traite chacun en fonction de sa contribution au bien-être de ses semblables. Le principe « à chacun selon ses mérites » ne laisse aucune place aux excuses pour les défauts personnels. Tout le monde sait qu'il existe des personnes comme lui qui ont réussi là où il a échoué. Tout le monde sait que beaucoup de ceux qu'il envie sont des self-made-men qui sont partis du même point que lui. Et pire encore, il sait que tous les autres le savent aussi. Il lit dans les yeux de sa femme et de ses enfants le reproche silencieux : « Pourquoi n'as-tu pas été plus intelligent ? »
Il voit comment les gens admirent ceux qui ont mieux réussi que lui et considèrent son échec avec mépris ou pitié. L'autonomie et l'équilibre moral de chacun sont minés par le spectacle de ceux qui ont fait preuve de capacités et d'aptitudes supérieures. Chacun est conscient de sa propre défaite et de ses insuffisances.
C'est Justus Moser qui a ouvert la longue lignée d'auteurs allemands qui rejetaient radicalement les idées « occidentales » des Lumières, la philosophie sociale du rationalisme, de l'utilitarisme et du laissez-faire, ainsi que les politiques avancées par ces écoles de pensée. L'un des principes novateurs qui a suscité sa colère était l'exigence que la promotion des officiers de l'armée et des fonctionnaires dépende du mérite et des capacités personnelles, et non de l'ascendance, de la lignée noble, de l'âge et de l'ancienneté du titulaire.
Selon lui, vivre dans une société où le succès dépendrait exclusivement du mérite personnel serait tout simplement insupportable. La nature humaine étant ce qu'elle est, chacun a tendance à surestimer sa propre valeur et ses mérites. Si la position sociale d'un homme est conditionnée par des facteurs autres que son excellence intrinsèque, ceux qui restent au bas de l'échelle peuvent accepter cette situation, préserver leur dignité et leur estime de soi, et se dire qu'ils sont conscients de leur propre valeur. Mais il en va autrement si seul le mérite est déterminant. Dans ce cas, ceux qui échouent se sentent insultés et humiliés.
La haine et l'inimitié envers ceux qui les ont supplantés sont inévitables.
Le système capitaliste, basé sur les prix et le marché, est une société dans laquelle le mérite et les réalisations déterminent le succès ou l'échec d'un individu. Qu'on partage ou non l'opinion de Moser sur le principe du mérite, il faut admettre qu'il avait raison dans sa description de l'une de ses conséquences psychologiques. Il comprenait profondément les sentiments de ceux qui avaient été mis à l'épreuve et jugés insuffisants.
Pour se consoler et retrouver son assurance, un tel homme cherche un bouc émissaire. Il essaie de se persuader qu'il a échoué sans que ce soit de sa faute. Il est au moins aussi brillant, efficace et travailleur que ceux qui le surpassent. Malheureusement, notre ordre social néfaste n'accorde pas les récompenses aux hommes les plus méritants ; il couronne le scélérat, l'escroc, l'exploiteur, le « rude individualiste ». C'est son honnêteté qui l'a fait échouer. Il était trop honnête pour avoir recours aux manœuvres basses qui ont permis à ses rivaux de réussir. Dans le système capitaliste, un homme est contraint de choisir entre la vertu et la pauvreté d'une part, et le vice et la richesse d'autre part. Fort heureusement, il a lui-même choisi la première option et rejeté la seconde.
Cette recherche d'un bouc émissaire est une attitude propre aux personnes vivant dans une société qui traite chacun en fonction de sa contribution au bien-être de ses semblables, et où chacun est donc artisan de sa propre fortune. Dans une telle société, chaque membre dont les ambitions n'ont pas été pleinement satisfaites en veut à la fortune de tous ceux qui ont mieux réussi. Les imbéciles expriment ces sentiments par la calomnie et la diffamation. Les plus sophistiqués ne se livrent pas à la calomnie personnelle. Ils subliment leur haine en une philosophie : l'anticapitalisme, afin de rendre inaudible la voix intérieure qui leur dit que leur échec est entièrement de leur faute.
Leur fanatisme dans la défense de leur critique du capitalisme est précisément dû au fait qu'ils luttent contre leur propre conscience de la fausseté de leur critique. La souffrance liée à l'ambition frustrée est propre aux personnes vivant dans une société d'égalité devant la loi. Elle n'est pas causée par l'égalité devant la loi, mais par le fait que, dans une telle société, l'inégalité des hommes en matière de capacités intellectuelles, de volonté et d'application devient visible. Le fossé entre ce qu'un homme est et accomplit, et ce qu'il pense de ses propres capacités et réalisations, est alors impitoyablement révélé. Le rêve d'un monde « juste » qui le traiterait selon sa « valeur réelle » est le refuge de tous ceux qui souffrent d'un manque de connaissance de soi.
Le ressentiment des intellectuels
En règle générale, l'homme ordinaire n'a pas l'occasion de côtoyer des personnes qui ont mieux réussi que lui. Il évolue dans le cercle d'hommes ordinaires comme lui. Il ne rencontre jamais son patron dans un contexte social. Il n'a jamais l'occasion d'apprendre par expérience personnelle à quel point un entrepreneur ou un cadre supérieur se distingue par ses capacités et facultés pour servir avec succès les consommateurs. Son envie et le ressentiment qu'elle engendre ne sont pas dirigés contre un être vivant en chair et en os, mais contre des abstractions telles que « la direction », « le capital » ou « Wall Street ». Il est impossible de détester une ombre aussi vague avec la même amertume que celle que l'on peut éprouver envers une personne que l'on côtoie quotidiennement.
Il en va autrement pour les personnes qui, en raison de leur profession ou de leur appartenance familiale, sont en contact personnel avec les lauréats de prix qui, selon elles, auraient dû leur être attribués de droit. Chez elles, les sentiments d'ambition frustrée sont particulièrement poignants, car ils engendrent la haine d'êtres concrets. Elles détestent le capitalisme parce qu'il a attribué à un autre homme la position qu'elles aimeraient occuper elles-mêmes.
C'est le cas des personnes que l'on appelle communément les intellectuels. Prenons l'exemple des médecins. La routine quotidienne et l'expérience font qu'ils sont conscients de l'existence d'une hiérarchie dans laquelle ils sont classés en fonction de leurs mérites et de leurs réalisations. Ceux qui sont plus éminents que lui, ceux dont il doit apprendre les méthodes et les innovations pour rester à jour, sont ses anciens camarades de promotion, ses anciens collègues internes et ceux qui assistent avec lui aux réunions des associations médicales. Il les rencontre au chevet des patients, mais aussi lors de réunions sociales. Certains d'entre eux sont ses amis personnels ou sont liés à lui par le sang, et ils se comportent tous avec lui avec la plus grande courtoisie, s'adressant à lui comme à un cher collègue.
Mais ils le surpassent largement dans l'estime du public, et souvent aussi en termes de revenus. Ils l'ont dépassé et appartiennent désormais à une autre catégorie sociale. Lorsqu'il les regarde, il se sent humilié. Mais il doit faire très attention à ne laisser personne remarquer son ressentiment et son envie. Le moindre signe de tels sentiments serait considéré comme un manque de savoir-vivre et le déprécierait aux yeux de tous. Il doit donc ravaler son humiliation et détourner sa colère vers une cible de substitution. Il accuse l'organisation économique de la société, ce système néfaste qu'est le capitalisme. Sans ce régime injuste, ses capacités, ses talents, son zèle et ses réalisations lui auraient valu la riche récompense qu'ils méritent.
Il en va de même pour de nombreux avocats, enseignants, artistes, acteurs, écrivains, journalistes, architectes, chercheurs scientifiques, ingénieurs et chimistes. Ils sont également frustrés par l'ascendant de leurs collègues plus prospères, leurs anciens camarades de classe et amis. Leur ressentiment est précisément exacerbé par ces codes de conduite et d'éthique professionnels qui jettent un voile de camaraderie et de collégialité sur la réalité de la concurrence. Pour comprendre l'aversion des intellectuels pour le capitalisme, il faut comprendre que, dans leur esprit, ce système s'incarne dans un certain nombre de leurs pairs dont ils envient le succès et qu'ils rendent responsables de la frustration de leurs propres ambitions. Leur aversion passionnée pour le capitalisme n'est qu'un écran de fumée qui masque leur haine envers certains « collègues » qui ont réussi.