L'inflation monétaire a-t-elle tué l’Empire romain ? Extrait de l'Action Humaine de Ludwig von Mises.
Ludwig von Mises, figure clef de l’école Autrichienne d’économie, explique dans son ouvrage majeur, l'Action humaine, comment l’inflation et l'interventionnisme ont mené Rome à sa perte.
Vivons nous une nouvelle chute de Rome ? De nombreux ouvrages ont été écrits à ce sujet et de nombreuses causes ont été avancées par l’historiographie européenne pour expliquer ce déclin et cette disparition: “invasions barbares”, instabilité administrative, luttes politiques internes… Et si une la cause réelle et profonde de la fin de l’Empire romain était plutôt à chercher du côté de l’effondrement de la monnaie.
Le monnayage impérial a en effet été victime de nombreuses politiques inflationnistes qui ont progressivement dévalué la monnaie, l’exemple le plus parlant étant la crise monétaire du troisième siècle et la fin du denarius romain.
Ludwig von Mises, dans son ouvrage l’Action humaine, revient sur cette chute de la monnaie et les conséquences directes sur la société. Une leçon du passé qui nous éclaire pour aujourd'hui.
Chapitre « Sur les causes du déclin des anciennes civilisations » – extrait de l’Action Humaine (p. 899 - 892) de Ludwig von Mises traduit par l’Institut Coppet.
« Ce qui entraîna le déclin de l’Empire et la décrépitude de sa civilisation fut la désintégration de cette interdépendance économique, et non les invasions barbares. Les envahisseurs tirèrent simplement avantage de l’affaiblissement interne de l’Empire ; d’un point de vue militaire, les tribus qui envahirent l’Empire aux IVe et Ve siècles n’étaient pas plus redoutables que les armées qu’avaient aisément vaincues les légions en des temps plus anciens. Mais l’Empire avait changé. Sa structure économique et sociale était déjà médiévale.
La liberté que Rome accordait au commerce intérieur et lointain avait toujours été limitée. En ce qui concerne la commercialisation des céréales et autres denrées de première nécessité, la liberté était encore plus restreinte que pour le reste. Il était tenu pour déloyal et immoral de demander pour le blé, l’huile et le vin — les produits alimentaires de base de l’époque — plus que le prix coutumier, et les autorités municipales étaient promptes à réprimer ce qu’elles considéraient comme des profits abusifs. De sorte que l’évolution vers un commerce de gros efficace de ces denrées se trouva bloquée. La politique de l’Annone, qui équivalait à étatiser ou municipaliser le commerce du grain, avait pour but de faire les soudures. Mais ses effets étaient peu satisfaisants. Le blé était rare dans les agglomérations urbaines, et les agriculteurs se plaignaient du caractère non rémunérateur de la culture des céréales. L’épreuve de force se produisit lorsque les troubles politiques des IIIe et IVe siècles amenèrent les empereurs à falsifier les monnaies.
La combinaison d’un système de prix maximum avec la dégradation de la monnaie provoqua la paralysie complète tant de la production que de la commercialisation des denrées alimentaires essentielles, et la désintégration de l’organisation sociale de l’activité économique. Plus les autorités déployaient de zèle à faire respecter les prix taxés, plus la situation s’aggravait pour les multitudes urbaines obligées d’acheter leur nourriture. Le commerce du grain et des denrées de base s’évanouit complètement. Pour éviter de mourir de faim, les gens désertaient les cités, se fixaient dans les campagnes et s’efforçaient de produire pour eux-mêmes du blé, de l’huile, du vin et le reste de leur nécessaire. D’autre part, les grands propriétaires terriens se mirent à restreindre la production des surcroîts vendables de céréales, et commencèrent à produire dans leurs domaines — les villae — les produits artisanaux dont ils avaient besoin. Car leur agriculture à grande échelle, déjà sérieusement compromise par le manque de rentabilité de la main-d’œuvre servile, perdait toute raison d’être lorsque disparaissait la possibilité de vendre.
L’interposition des autorités empêcha l’adaptation de l’offre à une demande croissante à des prix rémunérateurs. Puisque le propriétaire foncier ne pouvait plus vendre aux villes, il ne pouvait non plus continuer d’acheter aux artisans citadins. Il était contraint de chercher d’autres moyens de satisfaire à ses besoins, et donc d’employer des artisans pour son propre compte dans sa villa. Il abandonna l’exploitation agricole à grande échelle et devint un propriétaire foncier recevant des fermages de ses fermiers ou métayers. Ces colons étaient soit des esclaves affranchis, soit des prolétaires de la ville qui venaient se fixer dans les villages et se louer pour labourer. Ainsi apparut la tendance à l’autarcie de chaque domaine rural. La fonction économique des villes, qui est celle du commerce, local et extérieur, et de l’artisanat, dépérit. L’Italie et les provinces de l’Empire retombèrent dans un état moins évolué de division du travail. La structure économique relativement très développée de l’apogée de la civilisation ancienne rétrograda vers ce que l’on appelle l’organisation du manoir, typique du Moyen Age.
Les empereurs s’alarmèrent de cette évolution qui sapait le pouvoir financier et militaire de leur administration. Mais leur réaction fut sans portée parce qu’elle ne s’attaquait pas à la racine du mal. La contrainte et la répression auxquelles ils recoururent ne pouvaient renverser la tendance à la désintégration sociale qui, au contraire, provenait précisément de trop de contrainte et de répression. Aucun Romain ne comprit ce fait que le processus découlait de l’intervention du gouvernement dans les prix et de la dégradation de la monnaie. Vainement les empereurs promulguèrent-ils des édits contre le citadin qui « relicta civitate rus habitere maluerit » (qui, abandonnant la cité, préférerait habiter la campagne.)
La merveilleuse civilisation de l’Antiquité périt ainsi parce qu’elle n’ajusta pas son code moral et son système juridique aux exigences de l’économie de marché. Un ordre social est voué à disparaître si les activités que requiert son fonctionnement sont bannies par les habitudes morales, déclarées illégales par les lois du pays, et poursuivies comme criminelles par les tribunaux et la police. L’Empire romain s’effondra parce qu’il n’avait pas la mentalité du libéralisme et de l’entreprise libre. Le système de leiturgia, c’est-à-dire des services dont devaient se charger les citoyens fortunés, ne fit qu’accélérer le recul de la division du travail. Les lois concernant les obligations des armateurs, les navicularii, n’eurent pas plus de succès pour empêcher le déclin de la navigation, que n’en eurent les lois sur les grains pour arrêter l’amenuisement du ravitaillement des villes en produits agricoles.
L’interventionnisme et leur corollaire politique, le Führerprinzip [soumission hiérarchique aux ordres du « chef », dont les mots ont valeur de loi.], frappèrent de décomposition le puissant empire, comme ils le feront nécessairement dans n’importe quelle entité sociale, jusqu’à la désintégrer et l’anéantir. »