Du déterminisme en sciences sociales
Dans leur tentative de nier la liberté et l’action humaine, ces théoriciens en viennent nécessairement à nier le sujet d’étude de leur discipline, pourtant au centre de celle-ci : l’individu .
Le potier et son Argile
Dans La Loi, Frédéric Bastiat pointe judicieusement du doigt toute la contradiction méthodologique de l'approche déterministe appliquée aux sciences sociales, celle qui consiste à penser que « l'Organisateur, le Révélateur, le Législateur, l'Instituteur, le Fondateur » est, pour une raison inexpliquée, le seul individu échappant aux déterminismes qu'il dénonce lui-même. Il en résulte une division de l'humanité en deux parties : l'universalité des hommes, cette masse inerte d'un côté, et l'ingénieur social d'un autre côté. Dans La Loi, Bastiat explique que ces publicistes modernes se considèrent comme des jardiniers pouvant tailler et modeler à leur guise le reste de l’humanité, à l'image d'arbres qu'il s'agirait de rendre plus beaux. Ainsi, pour Bastiat, ces publicistes entretiennent le même rapport avec l’humanité que le potier avec l’argile.
“Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste, fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain. Ils divisent l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes, moins un, forme la première ; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de beaucoup, la plus importante.
“En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en eux- mêmes ni un principe d'action, ni un moyen de discernement ; qu'ils sont dépourvus d'initiative ; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans spontanéité, tout au plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence, susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins symétriques, artistiques, perfectionnées.
Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc.
Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme matière à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme matière à expériences : on sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter tous les systèmes, et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement demander à l'assemblée constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.
Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur et ses semences !... Le socialiste croit de bonne foi que la même distance le sépare de l'humanité.
Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les penseurs, tous les grands écrivains de notre pays. Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui existent entre l'argile et le potier.” - Frédéric Bastiat
Un siècle plus tard, Murray Rothbard prolonge et approfondit cette critique dans son ouvrage « Individualism and the Philosophy of the Social Sciences ». Il y dénonce l'approche scientiste qui consiste à transposer les méthodes des sciences physiques à l'étude de l'action humaine. Une approche qu’il qualifie de « tentative non scientifique visant à transposer sans discernement la méthodologie des sciences physiques à l'étude de l'action humaine. »
La négation nécessaire de l’Action humaine
Selon Rothbard, la critique du déterminisme est double : à l'image de la critique initiale de Frédéric Bastiat, le déterminisme appliqué à l'individu sous-entend inévitablement que l'homme n'est pas libre, qu'il est incapable d'aborder la réalité seul, sans une aide extérieure. La seconde critique réside dans le fait que, selon Rothbard, tout déterminisme appliqué à l’homme cache en réalité un « agenda pour le futur » gardé secret par le « théoricien déterministe », qu’il soit marxiste, positiviste ou simple législateur.
“Les différentes écoles de pensée déterministes - comportementalistes, positivistes, marxistes, etc. - revendiquent implicitement une exemption spéciale pour elles-mêmes par rapport à leurs propres systèmes déterminés. Mais si un homme ne peut affirmer une proposition sans employer sa négation, il est non seulement pris dans une contradiction inextricable, mais il concède à la négation le statut d'axiome. Une contradiction corollaire : les déterministes prétendent être capables, un jour, de déterminer quels seront les choix et les actions de l'homme. Mais, selon leurs propres principes, leur propre connaissance de cette théorie déterministe est elle-même déterminée. Comment peuvent-ils alors aspirer à tout savoir, si l'étendue de leur propre connaissance est elle-même déterminée, et donc arbitrairement délimitée ? En fait, si nos idées sont déterminées, nous n'avons alors aucun moyen de réviser librement nos jugements et d'apprendre la vérité, qu'il s'agisse de la vérité du déterminisme ou de toute autre chose.”
“Ainsi, pour défendre sa doctrine, le déterministe doit se placer lui-même et sa théorie en dehors du domaine prétendument universellement déterminé, c'est-à-dire qu'il doit faire appel au libre arbitre. Cette dépendance du déterminisme à l'égard de sa négation est un exemple d'une vérité plus large : il est contradictoire d'utiliser la raison pour tenter de nier la validité de la raison comme moyen d'atteindre la connaissance. Une telle contradiction est implicite dans des sentiments actuellement en vogue tels que « la raison nous montre que la raison est faible » ou « plus nous en savons, plus nous savons combien nous en savons peu”. - Murray Rothbard
Rothbard souligne également la contradiction fondamentale du déterminisme en sciences sociales : les théoriciens cherchent à expliquer l'action humaine par des structures ou des mécanismes causaux, mais s'exemptent eux-mêmes de leurs propres lois, se posant en surhommes capables d'échapper aux déterminismes qu'ils décrivent. Or, si toute connaissance est déterminée, comme ils le prétendent, leur propre théorie devient arbitrairement limitée, ce qui rend impossible une révision libre des jugements ou l’accès à la vérité. Comme il l'écrit, défendre le déterminisme implique implicitement de faire appel au libre arbitre, au moins pour le théoricien lui-même.
Dans cette tentative de nier la liberté et l’humanité des individus, ces théoriciens en viennent nécessairement à nier le sujet d’étude de leur discipline, pourtant au centre de celle-ci : l’individu et l’action humaine. Ainsi, comme conclut Rothbard dans la première partie de son livre, « les psychologues nient la conscience, les économistes nient l'économie et les théoriciens politiques nient la philosophie politique ».
L’individu n’existe pas, il s’efface nécessairement face au collectif, au groupe, à la nation, etc. Seules ces « masses inertes » arrivent à satisfaire leurs modèles pseudo scientifique et leur agendas implicites et secrets, et pour cause : seules ces masses, prétendument malléables, évitent soigneusement d'aborder la liberté et l'humanité des individus. Deux réalités qui, si acceptés par ces théoriciens, invalideraient totalement leurs modèles et leur grand plan collectif pour l’humanité.